17/04/2021
la cigale du huitième jour...en poche
"Son visage exprimait le trouble de quelqu'un qui, pensant caresser le poil doux d'un petit animal, sentait sur ses mains un contact rêche et désagréable."
Une femme enlève, sans préméditation, le bébé qui aurait pu être le sien. Commence alors une fuite éperdue, tandis que se noue entre la mère de substitution et l'enfant une relation empreinte de douceur et d'amour.
Tout est surprenant dans ce roman japonais qui se joue dans sa première partie des codes de la cavale. En effet, la fugitive parvient toujours à créer , avec trois fois rien, des havres de paix pour la petite et rien ne semble pouvoir entamer l'harmonie de cette relation.
Le changement de point de vue, dans la seconde partie ,vient nuancer encore plus nos a priori et remettre en question la notion de victime et celle de singularité .
Un roman dont émane une étrange sérénité malgré le thème abordé, une traduction fluide et éclairante par les notes de la traductrice , bref j'ai dévoré d'une traite ces 344 pages ! (Et j'ai envie de poursuivre ma découverte de cette auteure !)
La cigale du huitième jour, Mitsuyo Kakuta, traduit du japonais par Isabelle Sakaï, Actes sud 2015.
à noter que ce roman fut au japon un immense succès et qu'il a été adapté au cinéma.
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : mitsuyo kakuta
12/04/2021
Mathilde ne dit rien
"Mathilde se dit que si, elle imagine. Elle sait très bien ce que c'est d'être envoyé dans les marges par la force centrifuge du monde."
Le roman débute par une scène de violence psychologique à couper le souffle et se clôt par une scène de violence, physique cette fois qui laisse le lecteur groggy .
Le point commun de ces deux moments intenses ? Mathilde. Celle qui ne dit rien, essaie de passer inaperçue, mais c'est compliqué quand on a son gabarit. Travailleuse sociale , Mathilde fait son job de manière efficace, sans doute parce qu'elle a connu de près les galères de ces gens qu'une facture de trop peut faire valser dans la misère. Mais le passé douloureux de Mathilde nous ne le découvrirons que peu à peu.
Tristan Saule peint avec une précision d'entomologiste le quotidien de ces gens (voir en particulier la scène de la baguette chaude au supermarché de proximité qui s'organise comme une chorégraphie muette ) les rouages des aides sociales, les trafics, la violence...Il choisit de ne pas surplomber ses personnages mais se met à leur hauteur, analysant avec précisions les mécanismes de ce qui peut entraîner ces gens fragiles dans la misère. Un roman social d'une force extrême.
Le Quartanier 2021
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans français | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : tristan saule
10/04/2021
Décomposée
"Jeanne a la moquerie souple,
roseaux de sarcasme éraflant la surface
de ce lac-miroir qu'est le poète
où elle se reflète,
et il voudrait que sa muse parfois soit un peu plus disons
plus enthousiaste, "
Parce qu'elle "aime aller chercher les petites voix coincées dans les interstices d'autres textes, les envers secrets de grands classiques", Clémentine Beauvais dans Décomposée, roman en vers libres, prête voix à la femme morte qui inspira à Baudelaire le poème Une Charogne.
Elle imagine la vie de cette femme, qu'elle baptise Grâce, petite paysanne venue à Paris avec ses sœurs, pour fuir des vies par trop prévisibles , devenue d'abord prostituée, couturière des étoffes puis des peaux féminines, avorteuse et finalement tueuse en série, pour venger celles qu'elle appelle "les petites sœurs" et "les amies qui étaient comme des sœurs".
Il est en effet question de sororité entre ces femmes dont les corps, comme celui de Jeanne, la maîtresse de Baudelaire, ont trop tendance à rencontrer malencontreusement des consoles, à subir les caprices d'hommes qui les renient dès que la maladie ou les grossesses les rendent indésirables. Et le corps mort, celui qui inspire Le poète des Fleurs du mal , se donne à voir dans sa transformation post mortem, une charogne qui se décompose sous nos yeux, dévorée par les animaux , engendrant la vie et l'esprit de Grâce s'insinue peu à peu dans celui de Jeanne qui à son tour fait entendre sa voix , damant souvent le pion à son compagnon qui ne sort pas grandi de ce texte.
Le travail sur la langue, la disposition du texte sont tout simplement épatants et on dévore d'une traite ce texte puissant, féministe et original.
Un indispensable bien sûr.
L'iconoclaste 2021
12:20 Publié dans l'étagère des indispensables, romans français | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : clémentine beauvais
09/04/2021
Tous les noms qu'ils donnaient à Dieu
"Peut-être étaient-ce les circonstances de notre création. Peut-être n'étions -nous pas des êtres véritablement distincts mais les parties d'un tout, comme les trembles d'un fourré sont rattachées aux mêmes racines ramifiées. Et il se peut qu'il en soit encore de même aujourd’hui."
Une touche de fantastique, parfois extrêmement discrète, juste une notation qui pourrait passer inaperçue, des êtres imaginaires pleinement assumés: une ange -muse d'un écrivain proche de la mort, une sirène qui fascine un marin , Anjali Sachdeva, dans les neuf nouvelles composant ce recueil, laisse libre-cours à son imaginaire, variant les atmosphères et les genres.
On passe ainsi des États-Unis à l'Afrique, du présent au passé, voire à un futur qui nous paraît beaucoup trop proche et inquiétant.
La solitude marque souvent ces personnages, qu'elle soit infligée avec désinvolture, redoutée ou non-dite, mais la plainte ne fait pas partie de leur partition. Qu'ils choisissent de s'enfoncer dans une grotte secrète, de se lancer dans des missions apparemment vouées à l'échec, ils nous fascinent toujours et jamais l'autrice ne cède à la facilité de la nouvelle à chute, préférant laisser résonner ses textes bien après que son recueil ait été refermé.
Il y a ici une maîtrise étonnante pour cette jeune femme, dont c'est le premier livre, aussi à l'aise dans l'anticipation que dans la nouvelle "psychologique", toujours un peu teintée de fantastique. On n'oubliera pas ces textes de sitôt.
Traduit de l’américain par Hélène Fournier, Albin Michel 2021
06:00 Publié dans Nouvelles étrangères | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : anjali sachdeva
08/04/2021
Elmet ...en poche
"Le sol regorgeait d'histoires brisées qui tombaient en cascade, pourrissaient puis se reformaient dans les sous-bois de façon à mieux resurgir dans nos vies. on racontait que des hommes verts avec des visages en feuille d’arbre et des membres en bois noueux scrutaient depuis les fourrés."
L'histoire se passe de nos jours, mais elle est en fait intemporelle car elle s'inscrit dans une problématique qui dépasse les époques. Celle d'un petit groupe qui refuse d'être ostracisé , qui n'a que faire des règles en vigueur et entend bien vivre où il veut, dans le respect de la nature, sans trop s'occuper des autres. Mais "...le géant barbu qui vivait dans les bois avec son jeune fils et sa fille belliqueuse" vont devoir se rendre à l'évidence : même dans les bois du Yorkshire, les hobereaux, et à leur tête la figure emblématique de Mr Price, font leur loi et la police n'a pas à se mêler de leurs affaires.
En effet, ce père refuse que son corps, dont il usait pour gagner sa vie lors de combats illégaux, soit soumis à Mr Price, conscient que celui-ci entend juste contrôler pour se sentir exister. Il est en effet beaucoup question du corps dans ce roman et en particulier de celui de la jeune fille, Cathy, qui rejetant l'idée de devenir une victime, déclenchera la tragédie qui était en route. Celui du plus jeune fils, Daniel, narrateur à la recherche de sa sœur, est également au cœur d'une problématique différente.
Il est enfin question de la force d'une communauté qui tente de s'unir pour faire face à l'injustice, le tout dans une région marquée par le chômage, mais aussi par la poésie. Un roman au final impressionnant, tout à la fois baigné de tendresse et de violence au sein d'une nature sauvage. Une prose magique à découvrir.
Elmet de Fiona Mozley, traduit de l’anglais par Laetitia Devaux, Éditions Joëlle Losfeld 2020, 237 pages qu'on n'oubliera pas de sitôt.
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fiona mozley
07/04/2021
L'ami...en poche
"C'est que j'ai dit au psy: qu'il ne me manque plus ne me rendrait pas heureuse, pas du tout."
Rien en apparence ne pouvait lier le destin de la narratrice, écrivaine et professeure à l’université, et celui d'Apollon, grand danois vieillissant et bien trop encombrant pour son minuscule appartement new-yorkais, où d'ailleurs les chiens sont interdits.
Et pourtant, quand l’épouse numéro trois de son meilleur ami récemment décédé lui demande instamment de recueillir le chien de la taille d'un poney, la narratrice accepte.
Commence alors une cohabitation d'abord chaotique, où on se demande si le chien ne va pas prendre le dessus sur sa bienfaitrice, puis plus harmonieuse. Relation durant laquelle l'écrivaine revient en profondeur sur les liens compliqués avec celui qui fut son mentor, fugitivement son amant , et sur la douleur qu'elle ressent à la suite de ce deuil.
L'ami c'est à la fois celui qui est décédé ,mais aussi l'animal qui va lui permettre de poser des mots sur sa douleur et avec lequel va s'établir une amitié profonde.
La narratrice réfléchit aussi sur les fonctions de l'écriture et sur les modifications profondes qu'entraîne cette relation entre Apollon et elle, qui l'aide à accepter le manque car "Ce qui nous manque-ce que nous avons perdu, ce que nous pleurons-, n'est-ce pas au fond ce qui nous fait tels que nous sommes vraiment ?".
La fin est déchirante et , toute en retenue , m'a fait venir les lames aux yeux.
Un récit bouleversant qui analyse ,sans sensiblerie, mais avec beaucoup de justesse, les liens qui nous unissent aux animaux, aux autres humains et permet aussi de réfléchir aux renoncements nécessaires quand le bout du chemin approche. Un grand coup de cœur.
Et zou sur l’étagère des indispensables.
Stock 2019,Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Bach.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : sigrid nunez
06/04/2021
Chez le véto
"Ils appartenaient à un monsieur dépressif, qui ne s'en occupait plus, dit-elle. Et qui a fini par se suicider. Elle raconte l’épisode sans émotion apparente, comme elle parlerait du divorce de sa coiffeuse. Mimi et Bibi sont chez eux et c'est tout ce qui compte."
La salle d'attente d'un cabinet vétérinaire est peut-être bien le dernier endroit où l'on cause. En tout cas, c'est dans celle d'un cabinet suisse que la journaliste Béatrice Guelpa s'est posée, recueillant les témoignages des humains à propos de leurs lézard, poule, hérisson, serpent, oiseaux en tous genres, sans oublier les plus classiques chiens et chats.
En quelques traits, elle croque le portait des drôles d'oiseaux sans plumes qui passent dans ce sas, toutes générations et classe sociales confondues: la femme aux rats, le spécialiste des perroquets, ceux qui sont parfois prêts à se priver de vacances, car oui, soigner un animal a un prix et parfois fort élevé.
Coup de foudre, passion dévorante et inexpliquée pour des animaux parfois rejetés, tristesse contenue et angoisse aussi, la journaliste rend compte des émotions mais aussi des joutes verbales qui ont parfois lieu dans la salle d'attente. Un microcosme décrit avec brio.
Merci aux Jardins d’Hélène pour la découverte : clic.
Éditions Favre 2021
06:00 Publié dans chroniques | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : béatrice guelpa
05/04/2021
Vivre avec nos morts
"Je crois que jamais mieux ce jour-là, je n'ai compris mon rôle et ce à quoi sert un officiant au cimetière. Accompagner les endeuillés, non pas pour leur apprendre quelque chose qu'ils ne savaient déjà, mais pour leur traduire ce qu'ils vous ont dit, afin qu 'ils puissent l'entendre à leur tour. Et s'assurer ainsi que le récit qui a quitté leur bouche revienne à leurs oreilles par l'intermédiaire d'une voix qui n 'est pas la leur, enfin pas tout à fait, une voix qui fait dialoguer leurs mots avec ceux d'une tradition ancestrale, transmise de génération en génération, aux "bons" comme aux "mauvais" juifs et surtout à ceux qui font comme ils peuvent."
Être rabbin ne fait pas d'elle une "spécialiste de la mort", comme elle tient à le préciser, mais son rapport aux mots et aux humains nous permet de mieux comprendre que les réponses stéréotypées ne sont pas de mise avec cette femme d'une grande finesse et intelligence.
Les récits qui sont ici rassemblés témoignent d'expériences diverses, souvent fort émouvantes, qui ne font pourtant pas économie de l'humour , certains ayant une singulière façon de vouloir tout contrôler , même après leur décès...
Des textes qui permettent aussi de découvrir certaines traditions juives .
Une lecture prenante et éclairante.
Grasset 2021
06:04 Publié dans témoignage | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : delphine horvilleur
30/03/2021
Vivre et revivre encore
"La culture ne sert à rien, si ce n'est à tromper l'ennui. Ce qui n'a pas de prix."
Rassemblés dans ce recueil, les textes parus dans la Revue Le 1 font preuve d'un bel éclectisme puisqu'ils traitent aussi bien de la jeunesse, du pétrole , du sport ou du plaisir féminin. Faisant feu de tout bois, Adèle Van Reeth convoque aussi bien Proust que Zola, Kant que Alexis de Toqueville et ce pour le plus grand bonheur du lecteur qui découvre ainsi que la philosophie n'est pas forcément ardue ni ennuyeuse.
Passant au crible l'actualité, Adèle Van Reeth nous offre des textes non seulement fluides, mais parfois malicieux. Pourquoi se priver de les dévorer ?
Merci à l'éditeur et à Babelio.
06:00 Publié dans Essai | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : adèle van reeth
29/03/2021
Les pondeuses de l'Iowa
"Tu retrouves un peu le moral, sans plus. Tu aménages ta dépression."
Parce qu'à quinze ans elle a commis un erreur- et subi aussi les aléas de la vie - Janey se retrouve coincée dans l'Iowa . Adieu les rêves d'université, elle se retrouve inspectrice sanitaire pour la Fédération des producteurs d’œufs, aux côtés de Cleveland . Cleveland qui ,un jour ramasse une poule , puis deux, puis ,jusqu’à ce qu'elle décide de frapper un grand coup.
Ralliant Janey à la défense de la cause animale, les deux femmes vont entrer en contact avec des militants beaucoup plus aguerris et mettre au point la libération de pondeuses subissant d'atroces conditions de vie : "A la ferme Heureuse des Green , les lumières s’allumaient à quatre heures pile. Elles restaient plantées là. Certaines pondaient. D'autres, prises dans les fils métalliques, agonisaient. Quelques-unes étaient déjà mortes."
Si ce roman dénonce l'élevage hors-sol et son capitalisme forcené, il n'en reste pas moins qu'il le fait avec panache et inventivité dans la narration et l'écriture, croquant avec délices autant les humains que les gallinacées , êtres sensibles et dotées de capacités insoupçonnées.
Après la lecture de ce livre, il ne nous restera plus qu'à décoder attentivement les indications des boîtes d’œufs, si l'on ne veut plus cautionner ce type de production indigne.
Grasset 2021
Traduit de l’anglais(E-U) par Valérie Malfoy
06:00 Publié dans romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (4)