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20/08/2020

Tenir jusqu'à l'aube...en poche

"Elle ne pouvait se permettre aucune erreur, aucun écart. L'enfant et elle devaient filer doux, afficher zéro défaut, ne laisser aucune prise à la société. A tout instant, ils risquaient d'être étiquetés "famille à problèmes". Ils étaient hors-normes, ils étaient fragiles, ils étaient suspects."

Dans l'espoir de maintenir un lien ténu avec le père de son enfant de deux ans, la narratrice, graphiste free-lance, continue à vivre dans une ville où elle n'a ni amis, ni famille qui pourraient la sortir de ce huis-clos parfois étouffant avec son fils.
Les difficultés matérielles s'accumulent et la jeune femme commence à fuguer hors de l'appartement pour échapper à "cette créature qu'elle avait créée de toutes pièces: la bonne mère ".
Ces fugues "comme une respiration" un entêtement" créent une tension dans le roman car elles deviennent de plus en plus une nécessité et la narratrice ne peut s'en empêcher, même si elle a bien conscience de "Tirer sur la corde", titre de la deuxième partie du roman.
Cette tension est d'autant plus grande qu'elle est mise en parallèle avec le récit dont le petit ne se lasse pas: "La chèvre de Monsieur Seguin", cette chèvre ,qui, par amour de la liberté est prête à affronter le pire. Scandant le roman, les extraits de la nouvelle d'Alphonse Daudet seront aussi l'occasion d'un clin d’œil final à la fois jubilatoire et  violent.product_9782072874567_180x0.jpg
Car oui, de la violence il y en a dans ce roman. Celle des internautes intervenant sur les forums de mamans solos, sortes de harpies vengeresses prêtes à lapider toutes celles qui osent se plaindre de leur fatigue,de leurs galères, de leur solitude... Celle des institutions (crèches, personnel de santé...), des propriétaires de logements, celle d'une société où les violences physiques faites aux femmes sont banalisées et niées, ne serait-ce que par les mots...
Mais Carole Fives sait aussi se faire intimiste en décrivant le quotidien de ce couple fusionnel mère-enfant, en soulignant la nécessité de "Réintégrer son corps." ,"Un corps sans enfant qui s'y cramponne. Un corps sans poussette qui le prolonge". Là, l'écriture colle au plus près des sensations et fait partager au lecteur ce sentiment de grande respiration nécessaire.
Un roman dévoré d'une traite puis relu dans la foulée, plus lentement cette fois pour mieux le savourer. Et zou sur l’étagère des indispensables !

19/08/2020

Le lièvre d'Amérique

"Diane ne se souvenait pas de cette impression de faire entièrement partie du paysage, de la proximité des grandes oies des neiges, comme si elles piétinaient sa peau. C'est sûrement ça qu'elle avait oublié en partant subitement. L'appartenance."

Alternant les souvenirs d'adolescence de Diane et  de son ami Eugène dans une nature sauvage où ils évoluent en parfaite harmonie, descriptions naturalistes de l'animal qui donne son titre au roman et récit d'une Diane adulte se remettant d'une mystérieuse intervention destinée à la rendre encore plus performante, le texte de Mireille Gagné alterne les tonalités et les temporalités sans jamais perdre son lecteur.
L'écriture est étonnante de véracité et de poésie , tant dans les sentiments que dans les descriptions de la nature et c'est par petites touches que se découvre une transformation qui pourrait aussi bien  appartenir à l’univers du conte  qu'à un futur très proche, tant les manipulations génétiques deviennent monnaie courante.mireille gagné
On suit de l’intérieur la métamorphose de Diane ,accro au boulot, qui s'est coupée de tout et de tous ( surtout de la nature, en fait)qui est devenue une proie et agit en tant que telle. On l'accompagne dans cette transformation, le souffle court, le cœur battant, espérant que la jeune femme s'en sorte.
A noter que l'autrice fait la part belle au vocabulaire maritime et au parler rural de l'île aux grues, île située sur le fleuve Saint-Laurent, donnant ainsi plus de véracité à son texte, mais aussi de précision et de charme.
S'inscrivant dans la lignée de La femme changée en renard de David Garnett , ou plus acide et violent de Truismes de Marie Darrieussecq, Le lièvre d’Amérique renouvelle le genre , par sa poésie et son amour de la nature, et se prête comme ses prédécesseurs à de multiples interprétations. Un grand coup de cœur pour ce récit envoûtant !
Et zou, sur l'étagère des indispensables.

La Peuplade 2020

 

18/08/2020

#LaPetiteDernière#NetGalleyFrance

"Je m'appelle Fatima.
Je recherche une stabilité.
Parce que c'est difficile d'être toujours à côté, à côté des autres, jamais avec eux, à côté de sa vie, à côté de la plaque."

Chaque chapitre de ce court roman à résonance autobiographique commence par la même affirmation identitaire: "Je m'appelle Fatima Daas."Suivent ensuite des variations permettant de préciser l’une des multiples facettes de cette jeune femme qui creuse avec opiniâtreté le même sillon, mais en changeant les angles d'attaque. 71gKfdkra4L._AC_UY218_.jpg
Des souvenirs affluent après ce leitmotiv et se construit ainsi, par petite touches, le portrait de La petite dernière , aimée mais peut être pas désirée, seule née en France d'une famille algérienne, adolescente qui se situe plus du côté des gars que des filles, musulmane mais qui n'honore pas son prénom, tiraillée entre toutes ces définitions et inadaptée à la vie.
 Cette recherche identitaire , ce monologue à multiples facettes ,se clôturera d'une manière apaisée quand la narratrice arrivera enfin à  ce paragraphe fluide qui résume le livre qu'elle est en train de rédiger : "Ça raconte l'histoire d'une fille qui n'est pas vraiment une fille, qui n'est ni algérienne ni française, une musulmane je crois, mais pas une bonne musulmane, une lesbienne avec une homophobie intégrée. Quoi d'autre ? " On a envie de lui répondre  :une autrice qui emporte ses lecteurs et ne le lâche plus.pro_reader.png

Éditions Noir et Blanc 2020

17/08/2020

#Quisèmelevent #NetGalleyFrance

"En plus de nourriture et de vêtements, les enfants ont besoin d'attention. Ce que papa et maman semblent oublier de plus en plus."

  1. La mort accidentelle de Matthies, quelques jours avant Noël, va plonger ses frère et sœurs, ainsi que ses parents ,dans une souffrance qu'ils ne parviendront pas à verbaliser.
    Même la religion (ils sont protestants orthodoxes) ne leur sera pas d'un grand secours et chacun dans on coin, ou presque ,continuera tant bien que mal à survivre à ce deuil.
    Nous sommes au début des années 2000, dans un coin paumé d'une campagne néerlandaise et la vie est rude pour ces éleveurs de bovins. On pourrait parfois croire, n'étaient quelques détails qui ancrent dans la modernité, que cette famille, tout à la fois pudibonde pour ce qui est de la sexualité et très crue en ce qui concerne la réalité de la mort, vit quasiment en dehors du temps.
    Tandis que la mère glisse dans une forme de folie, le père fait face avec stoïcisme  à une épizootie qui ravage son troupeau, mais aucun d'entre eux ne parvient à exprimer ses sentiments et ils laissent le reste de la fratrie bricoler des stratagèmes pour apprivoiser la mort.marieke lucas rijneveld
    Ainsi la narratrice, dix ans au début du roman, ne quitte-elle pas sa parka, parka dont elle remplit les poches d’objets . Son frère, lui, opte pour des actes bien plus sadiques.
    La découverte de la sexualité pour la fratrie les tient encore du côté du vivant ,mais dès les premières pages du roman, on sait qu'une tragédie est en route car "Quand on n'est plus à même de tenir avec tendresse un être humain ou un animal, mieux vaut lâcher prise et s'intéresser à autre chose."
    J'ai rarement lu un roman aussi âpre, aussi tenu , dans le sens ou l'autrice ne tombe jamais dans le piège du pathos, où s’exprime une telle âpreté, un tel pessimisme (le père "prétend que ce n'est pas pour nous le bonheur, qu'on n'est pas faits pour être heureux, pas plus que notre peu blanche n'est faite pour endurer le soleil") et pourtant la narratrice , par son regard singulier, sur la nature, les animaux, parvient à nous offrir quelques respirations dans cette atmosphère saturée de tristesse.
    La fin tombe comme un couperet.
    Une expérience singulière et forte. Un premier roman , un coup de maître.
    Il rejoint bien sûr l'étagère des indispensables.

 

Traduit du néerlandais par Daniel Cunin,  Buchet-Chastel 2020

13/08/2020

à la ligne...en poche

"L'usine bouleverse mon corps
Mes certitudes
Ce que je croyais savoir du travail et du repos
De la fatigue
De la joie
De l'humanité"

D'abord il y a la forme, à mi-chemin entre prose et poésie, une longue phrase sans point final, organisée en 66 séquences, la forme imposé par le rythme de la ligne de production où travaille l'auteur-narrateur. Pas le temps de réfléchir, la machine impose sa vitesse et les aléas mécaniques doivent sans cesse être compensés par les efforts humains.joseph ponthus
Adaptabilité des horaires, adaptabilité des corps, l'usine règne en maîtresse absolue . Il ne faut pas déplaire aux petits chefs, ne pas refuser les missions d'intérim, sans quoi on se retrouve sur le carreau, main d’œuvre infiniment remplaçable.
Pour tenir le coup, l'auteur puise dans sa culture (il a fait des études de lettres, a été dans une autre vie éducateur social, mais en Bretagne où il a choisi de vivre avec sa femme,  il travaille dans une conserverie de poissons ou aux abattoirs), culture littéraire ou populaire, les chansons tenant une place importante sur les chaînes de production.
Il dit la fatigue qui empêche de retrouver la phrase trouvée au boulot, "Mes mots peinent autant que mon corps  quand il / est au travail ", la solidarité  entre certains ouvriers ,mais aussi l'énervement contre les tire-au flanc. Il a  aussi des réflexions surprenantes quand il compare les effets de la psychanalyse et de l'usine sur lui-même.Il pose surtout des mots forts et vrais sur tout ce qu'on ne peut pas raconter, comme le dit sa tante page 93.

Un texte nécessaire et inoubliable.

Évidemment sur l'étagère des indispensables.

11/08/2020

La vie ordinaire

Roman ? Essai ? Autobiographie ? Est-il vraiment nécessaire de poser une étiquette sur ce texte qui fait la part belle certes à la vie de l'autrice, philosophe de formation.71zM+e27YlL._AC_UY218_.jpg
Son existence devient le point de départ d'une questionnement qui n'apporte pas toujours de réponses, tel n'est pas le but , mais permet d'envisager les choses sous un  angle différent.
L'écriture est fluide, les propos concernant la grossesse souvent fort bien écrits et le tout reste plaisant à lire même si j'ai bien compris ce que n'était pas la vie ordinaire, mais pas vraiment ce qu'elle était.

10/08/2020

Après

"Un manque d'épaisseur dans nos entrevues. Un manque d'épaisseur dans nos liens. Un manque d'épaisseur tragique."

Après s'être installée plusieurs années, loin de l’Australie et de sa mère, Nikki Gemmell, est rentrée au pays avec  mari et enfants. Les relations entre les deux femmes ont toujours  été compliquées et l'autrice écrit même qu'elle avait "rompu avec Elayn d'un point de vue émotionnel à l'age de treize ans , quand elle m'a forcée à acheter mes chaussures d'école avec mon propre argent de poche. Elle voulait donner une bonne leçon à mon père parce qu'il était en retard dans le versement de ma pension alimentaire."
Femme autonome, parfois rugueuse, Elayn n'était pas une mère conventionnelle et elle ne mâchait pas ses mots.nikki gemmel
Son décès subit va tout remettre en question, surtout quand l'enquête de police va montrer qu'Elayn laminée par des douleurs qu'on ne pouvait traiter efficacement, a choisi de mourir.
Commence alors un parcours qui mène l'autrice à brosser le portrait d'une femme à multiples facette, mais aussi une enquête sur le suicide assisté, la manière, souvent inefficace dont on traite les douleurs physiques, les opérations parfois inutiles qui ne font que générer de nouvelles douleurs. Un long parcours qui permettra d'atteindre une forme de compréhension de ce geste et d'apaisement. Un texte fort.

Au Diable Vauvert 2019, traduction Gaëlle Rey

09/08/2020

#Unorthodox #NetGalleyFrance

"Je ne pourrai jamais aller à l'université, je le sais. Ils censurent tout ce qui est extérieur à nos manuels. L'instruction, disent-ils, ne mène à rien de bon."

Élevée par ses grands-parents dans la communauté hassidique Satmar à Williamsburg, quartier de New-York, la narratrice de cette autobiographie, Deborah Feldman a longtemps respecté les principes contraignants, en particulier pour les femmes, prônés par les rabbins. Seul l'amour de la littérature l'a entraînée à dévorer en cachette des romans non censurés.cover198835-medium.png
Il faudra un mariage arrangé avec un jeune homme de la même communauté ,avec qui elle n'a aucune affinité ,pour que commence une émancipation compliquée et douloureuse.
La série portant le même titre a été inspirée par cette autobiographie mais est beaucoup plus romanesque et s'éloigne beaucoup de la réalité des faits.
Ce témoignage permet de comprendre de l'intérieur les motivations et le fonctionnement de cette communauté religieuse, qui refuse toute assimilation au reste du monde car elle considère que c'est ce qui a abouti au génocide juif en Europe. Très précise, parfois crue, cette autobiographie nous permet  aussi découvrir toute la violence faite aux femmes au nom de la religion.

08/08/2020

Mélancolie du pot de yaourt/ Méditation sur les emballages

"Il est possible que l’immobilisme du pot de yaourt apaise en nous l’angoisse de la métamorphose permanente des objets."

Le titre de ce recueil de textes (organisés en six chapitres aux intitulés tout aussi savoureux ) est à lui seul un pur délice et annonce un esprit original,tout à la fois pince -sans -rire et pertinent.
On pense, via le format des textes, souvent court, à Philippe Delerm, mais l'impression  s'avère fugace et heureusement car ici, la qualité de l'écriture et la variété des angles d'attaque font davantage penser à Francis Ponge, cité en exergue du recueil.philippe garnier
Je suis enthousiaste quand un auteur propose une réflexion sur des objets du quotidien et les envisage d'une façon inattendue et c'est bien le cas ici. Qu'il tente l'autohypnose devant un paquet de chips bio "à l'ancienne" ou remarque qu'il "est rare , dans un film de fiction ou une série, de voir un personnage jeter quelque chose." , Philippe Garnier nous réjouit par ses analyses.
Quant à ses descriptions, elles frôlent souvent la perfection, qu'il s'attache à définir de manière poétique un simple panier , "Un panier d'osier est un minuscule taillis enchevêtré en lui-même." ou un objet encore plus prosaïque comme les nouveaux sachets de plastique dans les rayons fruits et légumes : "Élastique et soyeuse, leur substance semblait provenir du monde médical. Elle avait quelque chose de séducteur et  de faussement rassurant. Mes terminaisons nerveuses ne captaient presque rien. La douceur de ce plastique évoquait la peau d'un organe sensible."
Il possède l'art  de nous surprendre dès la première phrase : "Un jour je suis entré dans un sac à pommes de terre."; celui de la formule également: "Jamais plus on ne vit un pays tout entier emballer une dent creuse". Il fait feu de tout bois, s'intéresse à tout, au préservatif comme aux techniques de vente des marques de luxe, s'arrête souvent devant les tas de gravats et compare les mérites respectifs du sable, de la poussière ou du parpaing. Il varie les tonalités, frôle l'acide , dénonce l’absurdité de notre monde , décrit avec un humour féroce nos mini victoires ou nos énervements contre ces emballages qui envahissent nos vies , jusqu'à quasiment nous donner la sensation d'étouffer. 
On se balade ainsi, au fil des textes, et grâce à cet auteur iconoclaste, on envisage d'un autre œil ces fameux emballages, dans leur diversité et leur quantité. Un pur régal qui file sur l'étagère des indispensables.

 

Éditions Premier Parallèle

 

2020, 143 pages piquetées de marque-pages.

Antigone m'a donné envie de découvrir ce livre: clic.

 

24/07/2020

C 'est lundi aujourd'hui..en poche

"Maintenant j'évite la compagnie des humains mais, bizarrement, il y a toujours quelqu'un qui se soucie de moi."

Julia, trente ans à peine, n'est plus étudiante mais vit en colocation. Elle a écrit un roman autobiographique sur son histoire d'amour terminée, mais ne se dit pas écrivaine. Elle est femme de ménage, mais seulement le matin. Elle tient à distance ceux qui s'intéressent à elle, parents ou amoureux potentiels.
Elle est solitaire, boulimique, insomniaque et souffre de maux de tête, peut être dus à sa consommation excessive d'alcool.sytske van koeveringe
Julia a fait un pas de côté en exerçant ce métier et porte aussi un regard décalé sur notre société, soulignant les travers dont nous ne sommes plus toujours conscients : la comédie sociale, la nécessité de passer par un médiateur dans nos rapports humains, la violence sociale "Mais de nombreuses personnes ont dit éprouver le besoin de voir les clients et les employés réunis. Vous êtes aussi des êtres humains après tout",   ou le fait qu"On est clients partout, même dans sa propre maison, même dans le débarras."
C'est grinçant, parfois drôle (elle songe à se déclarer allergique aux gens tristes, par exemple), révélateur des idiosyncrasies, pas toujours reluisantes ou logiques de ses clients, mais le pas de côté  dérape et ,petit à petit, Julia profite davantage des libertés que lui confèrent les clés de ses clients, s'immisçant à leur insu dans leur vies...
Un premier roman qui prend son temps pour démarrer mais instaure ensuite une tension dramatique assez fascinante. Un personnage insolite et mémorable .

 

Traduit du néerlandais par Arlette Ounanian

 336 pages parfois déroutantes mais captivantes.