27/08/2020
La belle Lumière
"Ce paysage est celui d'une contrée dont la langue est plus hermétique que le sanskrit ou le japonais. Car ce n'est pas d'une langue qu'il s'agit, bien sûr, c'est d'un corps, un corps combattant."
D'Helen Keller on connaît bien sûr l'histoire extra-ordinaire de cette enfant devenue sourde, muette et aveugle qu'une éducatrice hors-normes parviendra à faire communiquer avec le monde extérieur, de manière à ce qu'elle soit "Accueillie dans le monde des hommes."Livres, films déclinent à l'envi cette renaissance et font d'Helen une figure emblématique.
Angélique Villeneuve, elle, choisit de mettre en lumière la mère d'Helen, Kate, de montrer leur relation fusionnelle , pétrie d'amour et de culpabilité, et la déchirure que représente la nécessité de la séparation pour qu'Helen puisse ne plus être envisagée comme un cas désespéré.
Nous sommes en Alabama en 1880, les tensions raciales sont toujours présentes et les libertés des femmes sont réduites à la portion congrue. Pourtant, Kate parviendra à lever tous les obstacles pour que Helen ne soit plus cette "petite fille folle que le monde voudrait savoir morte."
Avec La Belle Lumière, l'autrice de Maria poursuit son exploration fouillée et sensible des thèmes qui irriguent son œuvre : le corps féminin, la maternité et la place accordée aux femmes par la société. Elle brosse ici un portrait riche et marquant d'une mère restée dans l'ombre, comme c'est trop souvent le cas. L'écriture est fluide, enlevée et rend compte au plus près de la relation entre les corps féminins. Un livre magnifique.
Éditions le Passage 2020, 238 pages piquetées de marque-pages.
Sur le blog d Antigone, plein de liens !
06:04 Publié dans Rentrée 2020, romans français | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : angélique villeneuve, helen keller, kate keller
26/08/2020
La femme intérieure
"La maison avait glissé dans une réalité alternative, le calme sublime qui enveloppe une espace quand ses habitants non domestiqués sont, enfin, au repos."
Molly, paléobotaniste, participe à des fouilles dans une ancienne station-service. Dans la Fosse où travaille l'équipe différents objets , dont une Bible où le pronom "elle" remplace le "Lui" habituel , perturbent la logique temporelle et attirent les foudres de nombreux croyants.
L'autre moitié de la vie de la jeune femme est occupée par ses deux jeunes enfants dont elle va devoir s'occuper seule pendant une quinzaine de jours, son mari étant à l'étranger pour son travail.
Une existence bien remplie et bien fatigante donc, ce qui explique peut-être pourquoi Molly, après différents incidents pour le moins étranges aimerait confier à son mari une vérité dérangeante :"Il existe une autre version de moi. Elle est venue par la Fosse. Ses enfants sont morts. Elle veut nos enfants."
Le tour de force de Helen Phillips est de présenter son héroïne à la lisière de deux réalités juxtaposées qui peuvent facilement apparaître étranges, tout en restant banales en apparence. Il y a le quotidien cérébral d'une scientifique et sa réalité biologique de mère allaitante :"Elle allait pousser la porte et s'avancer dans son autre vie, cette vie animale et secrète dans laquelle elle coupait des pommes, décongelait des petits pois, torchait des petits culs et laissait son corps se faire traire sans cesse et se remplir sans cesse."
Mais l'autrice n'en ménage pas moins une tension extrême entre ces deux mères tellement semblables qui veulent toutes deux les enfants et semblent prêtes à tout. Même à établir une relation en apparence pacifiée :"Une étrange camaraderie avec la personne qu'elle voulait éliminer, la personne qui voulait l'éliminer."
Utilisant un montage alterné, procédé cinématographique très efficace , Helen Phillps fait monter le suspense et trouve une manière originale de résoudre le problème posé à son héroïne.
Il émane de ce roman une grande puissance , tant par sa tension dramatique, que par sa manière d'utiliser le genre fantastique, un fantastique qui fait la part belle au quotidien, scruté avec une extrême attention , repérant "Les innombrables motifs de chantage que nous avons tous sur nous.", décrivant au plus près la réalité corporelle d'une mère, ses failles et ses forces insoupçonnées. Un style fluide et plein de notations surprenantes ajoute au plaisir de lecture.Un grand coup de cœur qui file directement sur l'étagère des indispensables.
La Femme Intérieure Helen Phillips, traduit de l’anglais (E-U) par Claro, un gage de qualité, Éditions du Cherche-Midi 2020, 411 pages dévorées d'une traite.
Merci au Picabo River Book Club et à l'éditeur.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, Rentrée 2020, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : helen phillips, claro
25/08/2020
#Unefaroucheliberté #NetGalleyFrance
"Ravie que des ferments de révolte se multiplient de par le monde. heureuse que le mot "féminisme" soit en pleine renaissance. Confiante dans la capacité des femmes à innover et puiser de la force dans leur parcours d’opprimées. La révolte intacte."
Alors que vient de disparaître Gisèle Halimi , paraissent ces entretiens avec Annick Cojean. Celle qui dès son enfance en Tunisie lutta pour la cause des femmes et se révolta contre l'injustice retrace ici avec la journaliste du Monde les grandes étapes de son parcours d'avocate, de militante féministe, de femme politique également (même si ce ne fut guère une réussite).
Elle éclaire également ses motivations plus intimes : être aimée par sa mère, ne plus se sentir étrangère en France.
Elle transmet enfin quelques conseils aux "jeunes femmes qui préparent le monde demain": d'abord l'indépendance économique, ensuite l’égoïsme car "Les femmes ont trop souvent le sentiment que leur bien-être doit passer après celui des autres". Elle ajoute également"refusez l'injonction millénaire de faire à tout prix des enfants"car "la maternité ne doit pas être l'unique horizon.""Enfin, n'ayez pas peur de vous dire féministes. C'est un mot magnifique, vous savez. C'est un combat valeureux qui n'a jamais versé de sang."
Une belle énergie pour une femme âgée alors de quatre-vingt-treize ans .
Grasset 2020
06:00 Publié dans Document, Rentrée 2020 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : annick cojean, gisèle halimi
24/08/2020
Les billes du pachinko...en poche
"Ce n’est pas ma faute, je pense, si je ne raconte rien. Si j'oublie le coréen. Ce n'est pas ma faute si je parle français. C'est pour vous que j'ai appris le japonais. C'est les langues des pays dans lesquels on vit."
Claire passe l'été chez ses grands-parents Coréens du Sud que la guerre a exilés depuis cinquante ans à Tokyo. La communication est difficile car ses grands -parents vivent dans une enclave coréenne et refusent de parler la langue de leur pays d'accueil.Pourtant, l'amour est bien présent et circule entre les générations.
Ses grands-parents différant toujours le projet de visiter leur pays natal, Claire, pour occuper son temps donne des cours de français à une jeune japonaise, Mieko, élevée seule par sa mère.
Comme dans le précédent roman de Elisa Shua Dusapin, Hiver à Sokcho,( découvert en poche récemment et que j'ai beaucoup aimé ), en apparence, il ne se passe presque rien, mais la romancière excelle à peindre ce qui est tu et ne se devine qu'à partir de notations ténues. Un roman vibrant et émouvant.
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans français | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : elisa shua dusapin
Les grands cerfs ...poche
"Je découvrais "l'effet affût": le monde arrive et se pose à nos pieds comme si nous n'étions pas là. Comme si nous n'étions pas, tout court. On constate que le monde se passe de nous. Et même davantage: il va mieux sans nous."
"Un tonnerre de beauté", telle est la première métaphore pour désigner l'un de ces êtres magnifiques qui donnent son titre au nouveau roman de Claudie Hunziger. Cette apparition nocturne, dans la lumière des phares le 29 octobre 2017 va déclencher une nouvelle étape d'un processus né de la rencontre avec un photographe animalier se consacrant uniquement aux cerfs, Léo.
Ce dernier a demandé à la narratrice -qui ressemble fortement à l'autrice-,des années auparavant, l’autorisation d'installer un affût sur un terrain des Hautes-Huttes, nouvelle appellation à ce lieu retiré ,parfois appelé Bambois dans d'autres textes de Hunziger. A commencé alors une amitié en pointillés, Léo toujours sur la réserve, pendant laquelle le photographe a distillé ses connaissances sur les différents cerfs de ce coin des Vosges.
La narratrice , fascinée par la beauté des cervidés, prend aussi conscience des enjeux économiques qu'ils représentent pour des intérêts contradictoires: ceux des chasseurs et ceux de l'Office National des Forêts. Intérêts contradictoires mais ayant quand même pou runique résultat la destruction des cerfs.
Ce roman est une splendeur, par la langue, à la fois ultra précise concernant le vocabulaire spécifique lié aux cerfs, que poétique. C'est à un véritable bain de nature que nous convie Claudie Hunziger, bain alarmiste toutefois car l'autrice tire aussi la sonnette d'alarme sur la disparition des espèces animales et végétales, qu'elle a pu elle-même constater en une dizaine d'années.
Un roman qui file sur l'étagère des indispensables
05:31 Publié dans l'étagère des indispensables, le bon plan de fin de semaine, romans français | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : claudie hunzinger
23/08/2020
Trencadis
"Trencadis est le mot (catalan) qu'elle retient. une mosaïque d’éclats de céramique et verre , lui explique-t-on. De la vieille vaisselle cassée et recyclée pour faire simple. Si je comprend s bien le Trencadis est une cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction. Concasser l'unique pour épanouir le composite, broyer le figé pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour inventer le féérique, c'est cela ? Elle rit: ça devrait être presque un art de vie, non ? "
Caroline Deyns, dans ce roman a choisi de privilégier des moments forts de la vie de Niki de saint Phalle. Une vie où le corps féminin est extrêmement présent car "Le fait est qu'elle possède un corps à géométrie variable, extraordinairement réactif au milieu qui l'entoure, des tripes modulables et rétractiles qu'un espace charpenté au cordeau parvient à compacter au format cube à angles aigus."
Un corps d'abord sujet , objet des violences de la mère (coups de brosse) puis abus sexuels du père, un corps qui lui permettra de devenir modèle de mode, puis sujet quand la rebelle deviendra une artiste s'emparant de toutes sortes de formes artistiques.
Une femme qui vivra plusieurs passions amoureuses, dans une grande liberté bien en avance sur son époque, qui extraira de son "magma d'émotions intimes", des œuvres toujours accessibles comme le souligne Carolyne Deyns. Et l'écriture de devenir un flot charriant les émotions de Niki, mais aussi une peinture sans affèteries du corps vieillissant de l'artiste, imaginant le dialogue par delà la mort avec Jean Tinguely , qui fut à la fois son compagnon dans la vie et dans l'art.
Un roman plein d’énergie qui rend compte avec talent d'une existence riche et multiple.
Quidam 2020
Une lecture qui vient compléter cette courte biographie : clic
06:00 Publié dans Biographie, Rentrée 2020, romans français | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : caroline deyns, niki de saint phalle
22/08/2020
#Histoiredufils #NetGalleyFrance
"Ce don qu'il avait toujours eu de se sentir partout à sa place, légitime et désiré, venait de là, de Chanterelle, du nom, de la mère, de la maison, des terres, de l'air cru."
Se jouant de la chronologie, Marie-Hélène Lafon retrace l'histoire de deux familles qui n'apprendront que bien plus tard comment leurs destins se sont imbriqués et incarnés en la personne de ce fils qui donne son titre au roman. Deux familles, mais aussi deux terroirs et deux noms, car tout est ici fortement lié.
Cette structure éclatée déroute un peu le lecteur, au début, mais la langue drue de l'écrivaine nous soutient et nous emporte au fil du récit et nous nous attachons à ces personnages que nous apprenons peu à peu à identifier au sein du schéma familial.
Si le plaisir de lecture était bien présent, j'ai néanmoins eu l'impression d’être tenue à distance par ce roman, dont à mon avis, la vraie héroïne est la figure forte de la mère biologique, femme atypique mais qui nous demeure néanmoins quelque peu opaque.
Buchet-Chastel 2020
06:00 Publié dans Rentrée 2020, romans français | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : marie-hélène lafon
21/08/2020
On fait parfois des vagues
"[..]; si la certitude est un pays, l'esquive est un empire- et mon père maîtrise cet art aussi bien que le badminton."
A dix ans, le narrateur , Nicolas, apprend qu'il est né d'un don de gamètes et que le père qui l'élève n'est donc pas son père biologique. "En grandissant, je prends l'habitude de vivre à côté de mon père sans en ressentir pleinement la présence, comme si ses contours avaient été floutés pour qu'il se fonde dans le décor; comme s'il était devenu presque invisible- une sorte de décalcomanie, à la Magritte, une silhouette à travers laquelle on voit tout mais qui n'est rien." Aucun reproche à faire à ce père mais les deux hommes s'éloignent peu à peu, le silence qui a suivi la révélation a laissé des traces.
Devenu adulte, Nicolas va à la fois décider de partir à la recherche du donneur bienveillant, mais aussi d'écrire un récit de filiation car "[...] ouais, la vie est foutrement tordue, mais elle ne peut pas s'échapper quand je l'emprisonne entre mes lignes, alors-là, j'en fais ce que je veux."
Pouvoir des mots, pouvoir du créateur qui peut écrire à sa façon le roman familial, et faire preuve d'empathie envers ce père disqualifié par la nature et par la société aussi d'une certaine façon.
On retrouve ici l'écriture faussement simple d'Arnaud Dudek, son extrême sensibilité, sans jamais tomber pour autant dans la sensiblerie .
Si on dévore d'abord ce roman, avec l'envie de savoir ce qu'il 'il va advenir de ces pères et de ce fils, on prend ensuite le temps de le savourer pour mieux apprécier la délicatesse et la force d'émotion de ce roman. Une grande réussite !
Éditions Anne carrière 2020.
06:00 Publié dans Rentrée 2020, romans français | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : arnaud dudek
Laisser des traces...en poche
"En d'autres termes, l'engagement politique est un fragile équilibre entre détermination et doutes. Naguère, Maxime a jonglé sur ce fil; ensuite, il est tombé."
D'extraction modeste, Maxime Ronet a très tôt eu envie de Laisser des traces. Après avoir intégré par la petite porte les rangs du Mouvement, nouveau parti politique, présentant d’étranges ressemblances avec un parti que chacun pourra aisément identifier, il devient ensuite maire de la commune de Nevilly.
Le nouvel édile, nonobstant quelques petits accrocs dans son parfait parcours ,se laisse porter par son ambition jusqu'à ce qu'un fait divers le fasse basculer, puis reprendre pied.
Grâce à Arnaud Dudek, on a l'impression d'être une petite souris et de visiter, comme si on y était les coulisses du pouvoir, que ce soit celles d'un parti politique ou celles d'une municipalité .
Nourries de digressions parfois malicieuses (l'érection de la statue d'Hégésippe Simon, par exemple), les pages se tournent toutes seules ou presque. On suit le parcours de ce jeune homme, qui se perd parfois en route, mais retrouve son humanité de justesse avec autant de bienveillance que l'auteur.
Le propos sonne juste, soulignant les défauts mais aussi les espoirs que chacun peut placer en ces hommes et femmes politiques qui, à l'instar de Maxime Ronet, voudraient impliquer davantage les électeurs et voir "comment changer le système en en faisant partie." Vaste programme...
05:30 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans français | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : arnaud dudek
20/08/2020
Térébenthine
"L'urgence de devenir sujet."
Il suffit d'un article dans un magazine d'art, proclamant le grand retour de la peinture pour que la narratrice retrouve le souvenir de ses études aux Beaux-Arts, quinze ans plus tôt, quand Luc, Lucie et elle-même formaient un drôle de trio.
Surnommés les Térébenthine, par dérision, car ils s’obstinaient à peindre dans une époque où prévalait l’art conceptuel et le discours qui le justifiait , ils étaient relégués dans les caves. Ces "illuminés du sous-sol" entraient alors en résistance et en amitié et c'est leur parcours que nous relate ce roman.
Roman d'apprentissage, d’émancipation aussi , à une époque où il n'y pas de modèles nus masculins et où les artistes femmes sont systématiquement ignorées par les profs des Beaux-Arts, par routine peut être pour certains, plus que par mauvais volonté. Quant aux critiques, ils "ont beau dire que l'art n'a pas de sexe, tu sens qu'ils manquent d'objectivité et que le but est bien plutôt de faire passer pour neutre une histoire de l'art tout empreinte de virilité." Ces artistes existent pourtant et une magnifique accumulation d'artistes femmes (plus d'une centaine !) vient nous le rappeler.
Une pensée est en formation, tout autant qu'une artiste et une femme, et ces métamorphoses qui nous sont données à voir sont passionnantes car pleines de justesse et de sincérité. Un roman constellé de marque-pages qui file sur l'étagère des indispensables.
Gallimard 2020
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