19/01/2016
La douleur porte un costume de plumes
"C'est ce que je fais, je lui offre des performances décousues , des trucs de corbeau. je crois qu'il a un peu l'impression d'être un chamane de Stonehenge qui entend l'esprit de l'oiseau. Moi ça me va tant que ça le fait tenir.)
Mégalithe !"
Un corbeau gigantesque investit le logis et la vie d'un jeune veuf et de ses deux enfants. Usant parfois d'un sabir déclamé en tirades rythmées (bravo au traducteur) ou de méthodes thérapeutiques inédites, le corvidé va insensiblement ramener les humains ,qu'il tarabuste et protège à la fois, du côté de la vie.
Le père n'est pas dupe du fait que "La frontière était mince entre mon imaginaire et le monde réel" et cette ambivalence est aussi marquée par les besoins qu'il affirme avec véhémence: ceux du quotidien , mais aussi ceux de la culture.
Le dérèglement de leur existence, leur souffrance mais aussi les éclats de rire et l'amour qui persistent malgré tout, l"ajustement constant "que lui a appris le corbeau, tout ceci est restitué avec délicatesse dans un roman choral court où se donne à entendre une voix parfois maladroite ,mais qui possède un style bien à elle, jouant avec la typographie et l'espace .
Une expérience à tenter !
La douleur porte un costume de plumes, Max Porter, traduit de l’anglais par Charles Recoursé, Seuil 2015, 121 pages et une ambiance étonnante.
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18/01/2016
Le train d'Alger
"Certificat de vie...j'aimerais en avoir un parfois pour m'assurer de ma propre existence."
La narratrice est emplie d'obsessions morbides, auxquelles s'est plutôt habituée car "Cette anxiété perpétuelle, je l'enfile tous les matins à la manière d'une paire de chaussettes."L'origine en est peut être son premier souvenir : elle a trois ans et se trouve à bord d'un train que le FLN a fait sauter en Algérie en 1959. Se confiant à un personnage invisible qu'on devine être un soignant, elle revient sur son enfance en Algérie , sur le retour de ses parents en France, événement dont elle ne garde aucun souvenir ,et se basant sur des essais ou des témoignages recueillis par des chercheurs, brosse le portrait d'un pays qui l'a marquée à jamais.
Il aura fallu attendre 1999 pour que "les événements d'Algérie" acquièrent officiellement le statut de guerre pour les Français. De ce conflit , nous ne savons pas grand chose et le roman de Béatrice Fontanel est tout à fait passionnant car il nous en présente une vision en mosaïque, presque prosaïque, la narratrice se demandant par exemple comment les maisons des français ont été attribuées ou occupées par les Algériens, mais aussi poignante quand elle souligne par exemple que certains français ont conservé jusqu'à leur mort la clé de leurs maison abandonnée.
La violence s'insère là-bas dans la vie quotidienne, vie qui continue malgré tout, et le récit du départ des Français est décrit de manière tout à fait poignante, mais sans pathos.
Ce n'est pourtant pas un roman historique au sens classique du terme mais une recherche identitaire où l'on croise régulièrement des fleurs poussant dans le ballast , le long des voies ferrées, herbes folles dont la narratrice égraine avec un plaisir évident les noms et qui prospèrent dans des milieux pour le moins hostiles, des fleurs qui s'agrippent et représentent "l'espoir et la fertilité". De plus, "Les plantes recouvrent les ruines , colmatent les brèches , molletonnent les cassures de toutes sortes.
C'est aussi l'occasion pour la narratrice d'interroger ses parents âgés, qui commencent à perdre la mémoire mais qui ont un relation à la fois intense et pacifiée avec leur passé.
En ces temps de migrations et de terrorisme, le roman de Béatrice Fontanel acquiert un résonance toute particulière.
J'ai été totalement séduite par ce roman que j'ai lu sur la seule foi du nom de l 'auteure, qui allie peinture du quotidien et poésie et recherche identitaire. Et zou, sur l'étagère des indispensables !
Le train d'Alger, Béatrice Fontanel Stock 2015.
De Béatrice Fontanel : clic, reclic
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans français | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : béatrice fontanel, guerre d'algérie
15/01/2016
Arrêtez-moi là !...en poche
La seule photo de Reda Kateb sur le bandeau de la réédition en poche peut-elle décider à acheter un livre ? Oui.
"Je suis un personnage dans une histoire à propos d'une illusion à laquelle chacun veut croire."
Chauffeur de taxi, le narrateur de ce roman va, suite à une série d'actes anodins qui se justifient tout à fait mais peuvent , dans une perspective biaisée, être interprétés autrement, se retrouver derrière les barreaux, accusé de l'enlèvement d'une enfant qu’il n'a jamais vue qu'en photo.
Dès lors, toute logique sera battue en brèche et l'impensable deviendra la normalité. Ainsi ,se retrouver dans le couloir de la mort deviendra un privilège et devenir ami avec un psychopathe sera source d'humour (noir, bien sûr !).
J'avais peur d'être agacée par la tension extrême de ce roman, mais Iain Levison s'y entend pour dénoncer l’absurdité d'un système judiciaire tout en ménageant quelques traits d'humour salvateurs. Il n'en reste pas moins que, quand un revirement s'amorce, ce n'est pas forcément pour les bonnes raisons. Et notre narrateur ne fait que tomber de Charybde en Scylla, aspirant en vain à ce que son existence retrouve un semblant de calme et de normalité !
à la fois hautement réjouissant et très inquiétant !
06:02 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : iain levison
14/01/2016
La doublure
"J'étais son épouse. Au début, j'appréciais ce rôle, j'évaluai le pouvoir qu'il renfermait, que les gens, pour une raison qui m'échappait, ne percevaient pas , et pourtant, il existait bel et bien.Voici un conseil : si vous voulez avoir accès à quelqu'un d'important, l'un des meilleurs moyens consiste à gagner les bonnes grâces de son épouse."
Dans l'avion qui les emmène en Finlande, où son époux, Joseph Castleman,va recevoir un prix couronnant sa carrière d'écrivain, son épouse, âgée de soixante-quatre ans, décide de le quitter.
Le trajet est l'occasion de revenir sur leur passé commun, et si les circonstances d eleur rencontre sont assez proches du cliché (la relation entre une étudiante et son professeur de littérature), on sent néanmoins que la narratrice ne nous dit pas tout.
Cette sensation va perdurer tout le long du récit et il faudra attendre la quasi fin du roman pour que les zones d'ombre soient éclaircies et que ce qui était quasiment sous notre nez depuis le début prenne sens, que ce dont on se doutait de plus en plus soit avéré.
Meg Wolitzer peint avec jubilation et ironie le microcosme des écrivains américains mâles des années 60 , ainsi que celui de leurs épouses. Si le roman peut donner dans son début une impression de déjà-lu, la suite s’avère nettement plus réjouissante car la femme de l' écrivain a beaucoup de révélations à faire et ce avec finesse et intelligence !
Un petit bonheur de lecture déjà paru sous le titre l'épouse en 2005 qui reparaît dans une nouvelle traduction aux éditions Rue Fromentin.
Du même auteur :
En poche, La position, où Meg Wolitzer envisage les répercussions sur une fratrie de la découverte d'un Kama-Sutra pour lequel leurs parents, en pleine vague de libération sexuelle, ont posé. La scène primitive est bien évidemment un choc et chaque membre de la famille en paiera le prix. L’alternance des points de vue ne nuit pas à la fluidité du récit, mais certains personnages sont mieux lotis que d'autres quant à l'analyse de leur évolution et c'est un peu dommage.
Et Les intéressants, bon gros roman de 564 pages, où je ne me suis pas ennuyée une minute. Une analyse fine des liens d'amitié et de leur évolution au fil du temps, entre des personnes, ayant parfois de grandes différences de niveau social
06:00 Publié dans romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : meg wolitzer
13/01/2016
Le festin de Citronnette
"Ils ne se parlent pas, mais chacun donne ses petits bruits."
"Citronnette ne s'aventure pas souvent au fond de son jardin sauvage. Mais ce matin, elle y a vu des ombres."
Récit d'un apprivoisement réciproque, d'une découverte progressive de l'autre, aussi étrange et indéterminé soit-il, le festin de Citronnette est aussi le récit d'une libération du corps. En effet, l’héroïne, toute engoncée dans ses vêtements et portant un chignon à la fois sévère et vieillot, se libère progressivement au fil des dessins acidulés de Delphine Renon.
Sans un dialogue, ce message d'ouverture et de tolérance passe merveilleusement bien et l'on déguste ce festin de Citronnette plein de fraîcheur et d'optimisme !
Un grand merci à Angélique Villeneuve pour ce magnifique cadeau et la si gentille dédicace !
Éditions Sarbacane 2016.
06:00 Publié dans Jeunesse | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : angélique villeneuve, delphine renon
11/01/2016
La cache
"Chacun a essayé de s'échapper à sa manière. Cet espace clos, plongé dans le silence, rétif à tout rituel, iconoclaste et anachronique généra des rangées de boîtes de biscuits, des milliers de planches contact, quelques livres d'histoire et des études sur la phonétique ou les rapports aux autres."
Il faut accepter de se perdre (un peu) dans la chronologie et parmi les membres de cette famille qui, sur deux générations,va transmettre aux siens ses névroses et ses peurs. En effet, l'antépénultième chapitre consacré à l'"Entre-deux" éclaircit ,dans le labyrinthe de cette maison, à la fois refuge et prison, le secret du grand-père du narrateur.
Celui-ci, mettant en scène un faux départ, vivra en effet caché chez lui, en plein Paris, pour se mettre à l'abri des rafles visant les Juifs .
De ce traumatisme lié à l'identité, la famille ne sortira pas indemne, refusant de se séparer, recréant dans la voiture cet espace clos et sécurisant, quand il est impératif de sortir.
Christophe Boltanski, le neveu du plasticien Christian Boltanski, écrivant ce roman-vrai , brosse, à travers le portrait d'une maison qui structure son récit (et devient un personnage à part entière),celui d’une famille hors-normes , à la fois marquée par l'Histoire et par la créativité.
Une expérience qui rend un peu claustrophobe, récompensée, à juste titre, par le prix Femina 2015.
La cache, Christophe Boltanski, Stock 2015, 335 pages.
Le billet tentateur de Clara
Déniché à la médiathèque.
06:00 Publié dans romans français | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : christian boltanski
09/01/2016
J'aimerais tant que tu sois là...en poche
"Devenir le propriétaire de l'exact opposé de cette ferme profondément enracinée."
Jake a troqué la ferme familiale du Devon contre un parc de caravanes sur l'île de Wight, qu'il administre de manière plutôt débonnaire. L'instigatrice de ce changement radical ? Ellie, à qui il était promis depuis l'enfance.
Pourtant, cette vie en apparence plus douce semble avoir viré à l'aigre : Jake se retrouve seul avec un fusil à attendre l'hypothétique retour de sa femme.
Le roman de Graham Swift possède le rythme placide des vaches et son personnage principal en a l'apparence rustique. Mais s'il mâche et remâche-comme les bovidés- les événements passés, c'est pour les analyser avec une finesse quasi chirurgicale. Les relations familiales, les non-dits, les jalousies tues mais vivaces, tout ceci constitue la matière de cette rumination qu'il faut prendre le temps de savourer.
Un roman qui analyse aussi l'évolution des campagnes anglaises et la disparition de tout un pan de sa population. très subtil et prenant.
06:03 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : graham swift
08/01/2016
les nuits de Reykjavik...en poche
"Nuit après nuit, ils sillonnaient la ville à bord d'une voiture de police et voyaient ce qui était caché aux autres: ils voyaient ceux que la nuit agitait et blessait et terrifiait."
Écrit a posteriori, Les nuits de Reykjavík relate les débuts d'Erlendur dans la police. Patrouilleur de nuit, il mène une existence routinière et fréquente, de loin en loin, une jeune femme.
Confronté à des situations de la violence ordinaire, il maîtrise déjà l'art de l'interrogatoire, fait preuve d'intuition et d'empathie envers les victimes . D'obstination aussi. Et ce sont ces qualités naissantes qui vont le lancer en solitaire sur une affaire classée: la mort, par noyade d'un clochard.
Les nuits de Reykjavík est un roman qui prend son temps, dans le meilleur sens de l'expression. Comme Erlendur, il creuse et avance lentement, mais sans faiblir. Pas de sensationnalisme mais le portrait, par petites touches,d 'une société et d'un homme en mutation. Un monde où les pizzas sont encore exotiques en Islande,où les clochards ne sont pas encore devenus des SDF.
Captivant.
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : arnaldur indridason
07/01/2016
Buvard...en poche
"Je suis un objet de fascination pour tous les imbéciles qui n'ont pas compris que pour ce qui est de l'impitoyabilité, la vie ne laisse jamais à désirer."
Allez savoir pourquoi en lisant les résumés de ce roman , je m'imaginais, un jeune étudiant allant voir une vieille écrivaine, façon Marguerite Yourcenar à Bar Habour.
J’avais tout faux ! L’héroïne, Caroline N.Spacek, même si elle a vécu déjà plusieurs vies et connu la gloire très jeune ,n’a que 39 ans.
Qu’elle accepte de se confier à Lou et de retracer son parcours chaotique et mystérieux est déjà exceptionnel. Que ce magnifique récit d’emprise et de fascination soit un premier roman aussi réussi, tant par le style et l’atmosphère, que par l’intrigue, l’est tout autant.
Qu’il ait reçu le Prix Françoise Sagan est particulièrement approprié, tant la liberté et l’amour de la vie chers au cœur de l’auteure de Bonjour Tristesse semblent répondre à ceux de Caroline N.Spacek.
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : julia kerninon
06/01/2016
Femme au foyer
"Je ne suis rien qu'une série de mauvais choix mal mis en œuvre. C'était une accusation à laquelle elle ne pouvait rien objecter."
Expatriée en Suisse alémanique, "Anna était une bonne épouse, dans l'ensemble." La première phrase du roman porte déjà cette restriction, cette fêlure et cette opacité qui caractérisent le personnage de cette américaine ayant épousé un Suisse, vivant avec leurs trois jeunes enfants à l'ombre d'une église qu'elle ne fréquente pas; Femme au foyer , comme un écho "des 3K"( Kinder, Küche und Kirche, que l'on traduit en français par « enfants, cuisine et église », représentation des valeurs traditionnelles dévolues aux femmes durant le IIIème Reich).
Et pourtant comme le lui fait remarquer le Dr Messerli :"Un femme moderne n'est pas obligée de mener une vie aussi étriquée.Une femme moderne n'est pas obligée d’être aussi malheureuse.[...] Anna se sentit rabrouée mais ne répliqua pas."
Ayant fait des études d'économie domestique, qu'elle ne semble guère mettre à profit, Anna trompe son ennui et son malaise en consultant une psychiatre, en suivant des cours d'allemand, et en ayant des relations sexuelles extraconjugales non dénuées de plaisir, mais de toute volonté de sa part ,ou presque.
Elle évolue dans un périmètre très limité, tant dans l'espace que dans la langue, que malgré les années, elle ne maîtrise toujours pas. Anna semble subir et s’interdire toute vérité, toute autonomie.
Placé sous les auspices de ses sœurs en littérature, Emma Bovary et Anna Karénine, le personnage central du roman de Jill Alexander Essbaum ne peut aller que vers la tragédie, programmée dès la première page.
Alors oui Anna pourra sembler agaçante à certains, mais tous les thèmes abordés, la langue poétique et évocatrice de l'auteure, l'opacité des personnages et le malaise diffus qui se dégage de ce texte m'ont séduite au plus haut point !
Et aux pages cornées par Cuné (que je remercie très chaleureusement) s'est ajoutée une flopée de marque-pages (jamais aux mêmes endroits !)
Et zou sur l'étagère des indispensables ! Mais attention c'est le genre de roman qu'on adore ou qu'on déteste !
Femme au foyer, Jill Alexander Essbaum, traduit de l’anglais (E-U) par Françoise Du Sorbier, je confirme tout le bien que dit d'elle Cuné ! Albin Michel 205, 384 pages fascinantes.
L'avis de Clara.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : jill alexander essbaum