14/11/2017
La salle de bal
"Quelqu'un dont l'intérieur, elle le savait, se déployait sur des kilomètres, même si son extérieur était aussi fermé et barricadé qu'avant."
Ella, jeune ouvrière , parce qu'elle a brisé une vitre de la filature où elle travaille depuis l'enfance, se retrouve enfermée dans un asile d’aliénés du Yorkshire.Là, elle se liera d'amitié avec Clem, une jeune femme cultivée, qui revendique sa liberté en refusant de se nourrir . Cette dernière aidera Ella à établir un lien avec John Mulligan, un Irlandais farouche et déprimé.
Nous sommes en 1911 et, en quelques mois, le destin de ces trois personnages va basculer au gré des pratiques pour le moins erratiques d'un jeune médecin, Charles. Ce dernier, dans un premier temps, se lance dans un usage thérapeutique de la musique, n'hésitant pas à organiser un bal hebdomadaire, permettant de réunir les hommes et les femmes de l'établissement, séparés le reste du temps. Mais Charles est aussi fortement intéressé par l'eugénisme, alors fort en vogue à l'époque et , ne pouvant se résoudre à assumer ses pulsions sexuelles, il basculera ensuite dans un comportement qui frôle la folie.
Ella, John et Charles, trois voix qui alternent tout au long de ce roman très maîtrisé du point de vue de la structure narrative. Chacun d'entre eux possède un objectif commun, la liberté, mais ils vont emprunter des chemins très différents pour la conquérir. On se laisse porter par le roman d'Anna Hope, empreint de sensualité et de sensibilité. On assiste, le cœur serré , aux rebondissements parfois un tantinet trop sentimentaux, mais ne boudons pas notre plaisir car Anna Hope a su éviter les écueils du roman historique et nous rendre très actuels ses héros. Un grand plaisir de lecture.
Si je connaissais déjà, via le roman de Maggie O'Farrell L’étrange disparition d'Esme Lennox, la manière dont on bridait les revendications de liberté féminines au début du XXème siècle en Grande-Bretagne, j'ai découvert l'enthousiasme suscité par l'eugénisme en Grande -Bretagne, y compris auprès de Churchill.
06:00 Publié dans rentrée 2017, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : anna hope
13/11/2017
Les passagères du 221
"Ne pas me plaindre, il a déjà bien de la peine, je vais pas lui rajouter la mienne. Et puis moi, j'ai la liberté
Le sens de la lame...J'en parlerais pas non plus
Mais alors, à part le chat, de quoi on va causer ensemble ? "
Unité de temps, un trajet, de lieu, le bus 221, d'action, des femmes d'âges, de milieux différents se rendent à la maison d'arrêt pour visiter un homme et lui apporter du linge propre.
Nous les quitterons au moment où elle s'apprêtent à atteindre leur objectif. Entre temps, nous aurons découvert leurs tragédies intimes, leurs tourments et la manière dont la prison confisque à la fois leur temps et leurs pensées.
Dans l'espace clos du bus 221, ces trajectoires se frôlent et vont se souder provisoirement à travers une même crainte: arriver en retard du fait de contre-temps que le chauffeur du bus, qui les observe du coin de l’œil avec une empathie discrète, entend bien leur épargner. ça n'est jamais grandiloquent, c'est tout en retenue pour mieux faire naître l'émotion.
Nous les avons sûrement croisées ou aperçues, ces femmes qui, lestées d’encombrants cabas tout autant que de problèmes et le grand talent de Catherine Béchaux est de leur donner une identité bien ancrée dans la réalité. En effet, l’autrice connaît bien ce microcosme de la maison d'arrêt et nous en brosse un portrait qui sonne juste, en particulier quant aux tracasseries administratives concernant les vêtements qui doivent corresponde à des critères bien précis, tout en dépendant du bon vouloir ou non des gardiens. Un roman qui donne une voix à celles qui trop souvent n'en n'ont pas. Un texte à qui on a fait une place trop discrète dans les médias. à découvrir de toute urgence .
Éditions Liana Levi 2017, 119 pages nécessaires.
06:03 Publié dans rentrée 2017, romans français | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : catherine béchaux
10/11/2017
Les huit montagnes
"Sur le petit pont de bois, quand je me baissai pour boire, je surpris l'automne train de jeter un sort à mon torrent: la glace dessinait des pistes et des galeries, mettait sous verre les blocs humides, piégeait les touffes d'herbe sèche ne les transformant en sculptures."
La montagne, ce sera d’abord pour le narrateur, l'occasion de suivre son père dans des randonnées en pleine nature ,quand la famille louera de manière régulière une petite maison spartiate dans la vallée d’Aoste. L'occasion pour le père d'échapper à la vie milanaise qui ne le satisfait en rien et aux difficultés relationnelles avec son épouse et son fils.
Ce sera aussi la naissance d'une belle amitié avec un jeune garçon du cru, voué à rester sur place, amitié qui perdurera par delà les années, même quand le narrateur aura voyagé et découvert d'autres montagnes.
Récit de filiation, d'apprentissage, Les huit montagnes est aussi un hymne superbe à la nature auquel personne ne peut rester indifférent. On retrouve avec bonheur les ellipses chères à l'auteur du garçon sauvage, son sens de la retenue dans l'expression des sentiments et sa poésie sans lyrisme. Un grand coup de cœur !
Éditions stock 2017.Traduit de l'italien par Anita Rochedy
Il vient d'obtenir le Prix Médicis étranger.
En poche clic.
06:00 Publié dans rentrée 2017, romans italiens | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : paolo cognettti
09/11/2017
"J'adore la mode mais c'est tout ce que je déteste."
"Elle fait quoi dans la vie ?
-Semblant."
Vachards, lapidaires,égocentriques, excessifs (forcément),hors-sol (souvent),excentriques, snobs, tels apparaissent les personnages anonymes, mais ô combien vivants dont Loïc Prigent a capturé au passage les réflexions ou les dialogues dans le microcosme de la mode.
Et c'est follement drôle. Drôle et souvent méchant, comme autant d'exutoires à une pression ambiante qu'on semble adorer et détester à la fois dans ce milieu.
Une farouche volonté de se mettre en scène se dégage aussi de ces dialogues croqués sur le vif, dont on ne sait parfois s'il faut rire ou pleurer tant le décalage avec nos vies quotidiennes paraît extrême.
Quant au jargon décodé, c'est un pur régal ! à dévorer même si on n'est pas spécialement intéressé par la mode.
249 pages constellé de marque-pages !
"Mon chauffeur est indemne de toute culture."
"C'est une semaine à sept lundis."
"je fais le tri dans mes livres et j'en jette plein. Je ne garde que les exemplaires qu’on m'a dédicacés. Tant pis pour Guerre et paix..."
"J'ai trop pensé, j'ai des courbatures au cerveau."
"Tu ne dis pas importable, tu dis avant-garde.
Tu ne dis pas indécent, tu dis jeu de transparences."
"Je ne reconnais pas. C'était qui à la base ?"
"J’étais ce matin vers huit heures dans la rue et il y avait un monde fou ! Les gens se lèvent hyper tôt en fait . J'hallucine ."
Points Seuil 2017
06:00 Publié dans Humour | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : loïc prigent
08/11/2017
De l'ardeur
"Le sentiment d'injustice ne s'use pas chez Razan. Inaltérable, il continue de provoquer une chaleur en elle quand elle l'éprouve, d'embraser ses joues, et cette permanence du sentiment est à peine humaine."
En décembre 2013, Razan Zaitouneh, avocate et militante des droits de l'homme en Syrie, est enlevée avec trois de ses compagnons de lutte. Depuis lors, aucune nouvelle.
Infatigable, la jeune femme amassait les documents, recueillait les témoignages de ceux qui avaient été emprisonnés, torturés par le régime syrien. Elle avait toujours fermement refusé, malgré les menaces, de quitter son pays.
Justine Augier, qui a travaillé dans l'humanitaire, découvre par le biais d'un documentaire cette femme indomptable qui dérangeait aussi bien le régime de Bachar el-Assad que les groupes islamistes conservateurs.Dès lors, accumulant les témoignages des proches de Razan, étayant son récit d'analyses et le mettant aussi en perspective à son propre parcours, Justine Augier rend palpable la relation qui s'établit par- delà les années entre les deux femmes.
On se laisse porter par ce texte empreint d'émotions que l'auteure conclut de manière magnifique en réaffirmant le pouvoir d'une trajectoire aussi libre.
Lu dans le cadre du grand prix des lectrices de Elle
Actes Sud 2017
06:03 Publié dans Document | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : justine augier
07/11/2017
Eleanor Oliphant va très bien
"Quand je ne suis pas sûre de la marche à suivre, je me demande: Que ferait un furet en pareil cas ? ou: Comment réagirait une salamandre si elle se retrouvait dans la même situation ? Invariablement, la bonne réponse s'impose à moi."
Eleanor Oliphant va très bien, merci. Pas son "style de tomber malade", pas de difficulté à s’endormir, "c'est une règle qu'[elle s']impose." Pourtant" Les lundis sont longs à arriver" et voilà un an que personne n'est entré chez elle.Elle a bâti une routine pour tenir à distance sa solitude et si elle apparaît souvent décalée, voire étrange aux yeux de ses collègues de bureau, elle va son petit bonhomme de chemin, cherchant par dessus-tout à passer inaperçue.
Pourtant, quand elle va craquer pour un musicien en mal de notoriété, tout va basculer et elle va se sentir "happée par un tourbillon de possibles", se lançant dans une frénésie de transformations et d’expériences incluant la fréquentation d'un collègue de travail bien moins glamour, Raymond.
Si nous comprenons très vite, par les indices laissés par l'héroïne, qu'un drame a marqué sa vie, la volonté d’Eleanor de tenir ses sentiments à distance, ses réactions souvent inappropriées dans la vie en société, sa manière à la fois précise , franche et châtiée de s'exprimer,son humour( parfois noir), tout cela désamorce le pathos sans pour autant gommer les émotions ressenties par le lecteur.
Eleanor pourrait être le croisement d' une sorte d'ethnologue portant sur notre société un regard étranger, à la fois hilarant et très juste, et d'une personne à la limite de l'autisme tant ses interactions avec les autres sont décalées. Peu importe, on aurait juste envie qu'elle devienne notre amie tant elle est drôle , attachante et touchante. Un gros coup de cœur !
Eleanor Oliphant va très bien, traduit de l'écossais par Alina Azoulay-Pacvon, Éditions Fleuve 2017, 430 pages qui font un bien fou !
Cuné m'avait donné envie.
06:00 Publié dans Les livres qui font du bien, rentrée 2017, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : gail honeyman
06/11/2017
Un loup pour l'homme #MRL17
"Antoine va et vient entre les blessés et sa femme, ici la mort qui rôde et là la vie à venir. C'est un étrange face à face, dans moins de trois mois il sera père. Il est juste avant, dans un grand vide qu'il ne sait comment habiter."
L'appel sous les drapeaux d’Antoine correspond à la découverte de la grossesse de sa jeune épousée. Nous sommes en 1960 et le jeune homme va devoir partir pour l'Algérie.
N'étant pas d'un tempérament guerrier, il a réussi, contre toute attente ,à obtenir une formation d’infirmier, ce qui ne lui épargnera pourtant pas le côté sauvage de cette mission de soin, alliant sauvetage et ramassage des morts sur le terrain des combats.
Brigitte Giraud, par petites touches, brosse le portrait de jeunes gens un peu à la dérive dans ce qui ne prendra que beaucoup plus tard le nom de guerre. Elle dit le quotidien par des détails criants de vérité, la chaleur, le sable qui envahit tout, le manque d'informations des appelés, la détresse, les salauds et les héros et tous ceux qui oscillent entre les deux.
Les mots étrangers qu'on s'approprie peu à peu, les corps et leurs détresses sont aussi au cœur de ce roman qui nous fait partager les expériences de ces jeunes hommes dans un pays étranger où il sont supposés maintenir l'ordre.
J'ai lu avec beaucoup d'émotion ce roman qui m'a permis de partager un peu ce qu'ont vécu,de manière différente bien sûr, mes parents à la même époque. Un roman rare et puissant.
Merci à Antigone, à PriceMinister et à l’éditeur.
06:00 Publié dans rentrée 2017, romans français | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : brigitte giraud
03/11/2017
Le garçon sauvage
"Je la connaissais déjà enfant cette transformation que la montagne provoquait en moi: cette joie d'avoir un corps, l'harmonie qu'il retrouvait dans son élément; cette liberté de courir et de sauter et de grimper comme si les mains et les pieds avaient une vie qui leur était propre, et qu'il était tout bonnement impossible de se faire mal. C'était aussi un corps sans âge-non plus celui qui, depuis plusieurs hivers, avait commencé à vieillir."
Rien ne va plus dans la vie de Paolo Cognetti, trente ans.Il décide alors de renouer avec son grand amour de jeunesse: la montagne. Parti tout un été dans le Val d’Aoste, sous prétexte de solitude, il va en fait se retrouver, retrouver son corps, les sensations que lui procure le fait d'évoluer sur les sommets, observer la nature, les animaux sauvages. Il va aussi se rendre compte qu'il a besoin des autres car depuis l'enfance , il se cherche un modèle.
L'écriture de Paolo Cognetti est en apparence très simple, sans effets, mais elle dégage une harmonie sans pareille. Un grand sens des ellipses, la confiance en la capacité du lecteur à combler les vides volontaires font que tout égocentrisme est évacué et peut laisser la place à une observation précise et poétique du monde qui entoure le narrateur. On sent l'adéquation , l'amour de la Nature sous toutes ses formes et quelqu'un qui est capable d’écrire à propos d'un chasseur ayant tué le lièvre ami du narrateur "qu'il eût osé le tuer me fit l'effet d'un crime impardonnable et je haïs cet homme de tout mon cœur." ne peut que me plaire.
Un grand bol d'air, un texte sensible et poétique, entremêlé à des poèmes de Antonia Pozzi.
Et zou, 139 pages denses qui filent sur l'étagère des indispensables!
Je tiens à souligner l'excellent travail de la traductrice: Anita Rochedy.
Le billet d'Aifelle.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : paolo cognettti
02/11/2017
Blood family...en poche
"Même si vos soucis sont différents, les livres vous montrent au moins que vous n'êtes pas seuls à vous en faire. Vous n'avez plus besoin d'avoir peur que ce soit anormal."
Jusqu'à l’âge de sept ans, Edward a vécu avec sa mère sous l'emprise d'un tyran domestique, malfaisant et violent. Blood family relate sous forme de récit choral, l'évolution jusqu'à l'adolescence de cet enfant, qui a su trouver des repères grâce à des cassettes vidéo éducatives et, plus tard , grâce aux livres("J'avais l'impression que chacun d'eux me donnait des clés pour devenir normal ").
Adopté, Edward connaîtra pourtant bien des vicissitudes tant pour comprendre l’attitude passive de sa mère que pour se défaire d'encombrants liens du sang qui semblent l'entraîner inexorablement du mauvais côté.
Anne Fine, avec beaucoup d'empathie et de pédagogie, nous fait entrer dans l'intimité de cet enfant blessé psychiquement et trouve un parfait équilibre entre la volonté de ne rien éluder: les sentiments parfois ambivalents des parents adoptifs, les pensées perturbées de son héros,ses échecs ,ses addictions, sans pour autant tomber dans le misérabilisme ou la guimauve.
Une expérience passionnante et un roman de 341 pages qui se dévore d'une traite.
Blood Family, Anne Fine, traduit de l'anglais par Dominique Kugler, école des loisirs 2015, medium (à partir de 12 ans)
de la même autrice: clic
06:00 Publié dans Jeunesse, le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : anne fine
01/11/2017
Quatuor...en poche
"Nous avançons tous les deux le long de l'abîme comme si tout allait bien, pensa Jochem."
Quatre amis de longue date, évoluant dans le domaine de la culture et de la santé, se réunissent régulièrement pour pratiquer la musique en amateur, histoire d'évacuer le stress de leur travail ou de leur situation personnelle compliquée.
Mais l'irruption dans le dernier tiers du livre d'un élément perturbateur, assez prévisible, va remettre en question cette belle harmonie.
La quatrième de couverture nous précise que nous sommes "dans un avenir proche", "dans une ville, jamais nommée qui ressemble à Amsterdam". Si Anna Enquist nous avait habitués à une peinture psychologique très fine, que l'on retrouve avec plaisir ici, cette volonté de pousser le curseur vers un avenir juste un peu plus lointain n'a en vérité pas grand intérêt. Seule la paranoïa d'un vieil homme, pouvant être mise d'ailleurs plus sur le compte d'une inquiétude bien légitime sur la crainte d'être promis à une mort accélérée s'il quitte sa maison, plutôt que sur la volonté délibérée des autorités compétentes peut nous faire croire à cette volonté d'anticipation modérée.
Quant au "suspense", il n'a guère d’utilité...
Bilan en demi-teintes donc et une légère déception pour une auteure dont j'ai lu tous les romans et nouvelles traduits en français.
De la même autrice :clic
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : anna enquist