16/09/2024
Ilaria ou la conquête de la désobéissance
"Je n'ose pas dire "non", je n'ose pas dire que je ne comprends pas , que je m'en fiche complètement des choses plus importantes. Je veux aller à l'école, jouer, voir mes copines, aller aux anniversaires, aux cours de gym. Je veux faire des flic-flac, des roulades,, m'entraîner à la poutre et faire comme Nadia Comaneci. Je veux rentrer. Puis l'idée de quitter Papa me glace. Je ne peux pas le laisser seul. "
Mai 1980. Son père vient chercher Ilaria à la sortie de l'école. Commence alors une errance italienne car, même s'il refuse le mot, le père vient bel et bien d'enlever sa fille de huit ans à sa mère et à sa grande sœur.
Mensonges, internat, vie paysanne en Sicile, la petite fille est trimballée au gré des humeurs de son père et de sa vie d'expédients. Un père qui parfois se fâche, boit trop et se révèle incapable d'assurer une certaine normalité pour sa fille, ce qui entraîne parfois un renversement des rôles.
Sans pathos, l'autrice rend compte de la situation dont s’accommode plus ou moins bien l'enfant, rendant compte du conflit de loyauté dont elle est victime. Cela aurait pu être un fait divers sordide, cela devient un récit poignant mais toujours écrit "à l'os"., laissant au lecteur le soin de combler les vides.
Et zou, sur l'étagère des indispensables.
Éditions Zoé 2024. 173 pages.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, Rentrée Littéraire 2024, romans suisses | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : gabriella zalapi
22/08/2023
Le Vieil Incendie
" J'ai de la peine à me rappeler que nous avons été indissociables. Nous avions les mêmes timidités, les mêmes craintes de la vie sociale. On ne se chamaillait pas. Notre langue de silences et de cris nous a réunies. "
A quinze ans, l'aînée, Agathe, a fui sa sœur cadette,Véra, aphasique, et son père. Elle a fait sa vie aux États-Unis où elle écrit des scénarios et des dialogues de films. Quinze ans plus tard, Agathe et Véra doivent vider la maison familiale qui sera abattue. Et pour cela , elles ont neuf jours.
Pas de disputes autour des objets ici, Agathe étant même prête à incendier le contenu de la maison dont elle ne veut rien garder. Elle apprend à redécouvrir sa cadette qui n'a plus rien de celle qu'elle se sentait obligée de protéger. Au fil des jours, des souvenirs reviennent et les secrets se révèlent.
Avec une infinie délicatesse, par petites touches, Elisa Shua Dusapin brosse le portrait de ces deux sœurs pour qui les silences sont peut être plus parlants que les mots. Car peut-on se fier aux mots ? Ils sont trompeurs, déformés, peuvent devenir le vecteur d’humiliations...Ils peuvent être difficiles à prononcer ou à écrire , même quand on en a fait son métier...
La nature joue également un rôle très important ici, ainsi que le corps des femmes, corps bridé, corps faillible ou corps retrouvé. Un texte magnifique dans sa concision parfaite et l'émotion intense qu'il dégage. Et zou, sur l'étagère des indispensables.
Éditions Zoé 2023.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans étrangers, romans suisses | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : elisa shua dusapin
15/12/2022
La paix des ruches
"Je suis aussi ignorante de ce qui peut lui déplaire en moi, qu'il me semble l'être de ce qui m'irrite tant de sa part. C'est là le drame du couple, ces feux croisés qui s'affrontent, se pulvérisent mutuellement, signaux incompréhensibles à celui à qui ils sont adressés et les reçoit en aveugle. feux ne distribuant aucune lumière, mais seulement un lourd et sourd malaise dont les intéressés ne distinguent pas l'origine. "
Paru en 1947 , ce roman d'Alice Rivaz est d'une folle modernité par les thèmes abordés, ce que souligne très justement dans sa préface Mona Chollet : "la relation complexe des femmes à la beauté et à la mode; la peur panique de vieillir [...]; leur rapport à l'espace domestique. "
Et que dire de l'incipit qui tombe comme un coup de hache: "Je crois que je n'aime plus mon mari. " Constat clinique, sans affect qui va donner le ton de ce roman où une femme, secrétaire dans un bureau, analyse avec lucidité les relations hommes/femmes dans une société où l'homme pérore et la femme se tait. Autre point encore problématique de nos jours: la volonté de ne pas avoir d'enfant, mais ici au moins les deux époux étaient d'accord.
Seul le plaisir féminin n'est pas évoqué, même si on devine que la narratrice a eu une aventure extra-conjugale.
Un roman âpre et dense, où les collègues et/ou amies de l'héroïne parlent des hommes avec beaucoup de désinvolture, peut être pour oublier tous les rêves de liberté qu'elles avaient étant plus jeunes...
A (re) découvrir sans plus attendre grâce aux Éditions Zoé.
Dans la foulée, je me suis procurée le recueil de nouvelles Sans alcool , recueil qu'un éditeur japonais a refusé de faire traduire, le jugeant trop triste...
06:00 Publié dans romans suisses | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : alice rivaz
02/12/2021
Les orageuses...en poche
"Comment ça, elles ripostent ? Comment ça, elle ne laissent pas couler ? Comment ça, elles s'approprient la violence ? "
A l'instar de l'héroïne de Dirty Week-end (roman anglais un peu tombé dans l'oubli, mais qui vient d'être réédité et que je recommande chaudement), Les Orageuses de Marcia Burnier, parce qu'elles ont été violées, décident de se venger ,mais de manière moins sanglante que l'héroïne de Helen Zahavi.
Autre différence, elles s'organisent en bande, se soutiennent et mettent donc en pratique une sororité qui les aide à apaiser le monstre en elle , à trouver une forme de paix, une forme de réparation, chacune à leur façon.
Si le style de Marcia Burnier est vigoureux, ses analyses sont pertinentes et nuancées, n'hésitant pas à présenter la peur des femmes en pleine action de vengeance, ce ne sont pas ni super women ni des va-t-en guerre, ou cette fameuse zone grise où la victime se demande si elle a bien été agressée sexuellement.
Leur corps est lui aussi présenté de manière puissante, tant dans la description de la déflagration subie que dans ses capacités physiques à se défendre, même si la société les avaient conditionnées à se croire faibles.
Quant aux hommes, mêmes les meilleurs amis ont une fâcheuse tendance à minimiser voire à oublier rapidement, même si dans un premier temps ils se montraient compatissants. Un premier roman nécessaire et percutant. t zou, sur l'étagère des indispensables.
Cambourakis poche 2021
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, le bon plan de fin de semaine, romans français, romans suisses | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : marcia burnier
12/01/2021
Inflorescence
"-Tu ne plantes pas seulement pour toi ou pour moi. Tu plantes pour les suivants et ceux d'après encore. Alors vas-y,il y a bien du travail."
Quatre générations de femmes et leurs relations au jardin, aux plantes, aux arbres sont au cœur de ce roman . Nature en danger, moyen de se reconstruire ou volonté de tout cadrer (dans ces lotissements Levitt que j'ai découverts ici), chacune des héroïnes, à sa façon, entretient des liens avec la nature, liens qui les révèlent plus peut être qu'elles ne le souhaiteraient.
De 1911 à nos jours, c'est aussi le corps des femmes qui est en question , ainsi que la relation matrilinéaire, réelle ou symbolique.
Fil rouge de ce roman , l'histoire réelle du gouffre du Diable permet de mesurer l'ampleur des dégâts causés à l'environnement au fil du temps.
Raluca Antonescu , par son écriture fine et précise, parvient à créer des atmosphères différentes au fil des chapitres et des personnages qui sont évoqués, tout en maintenant une vraie tension narrative.
On dévore ce livre, on le piquète de marque-pages et on en sort revigoré comme après une balade à la campagne.
Et zou, sur l'étagère des indispensables.
Éditions la Baconnière 2021, 254 pages .
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans suisses | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : raluca antonescu
10/11/2020
La Payîsanna
"Quand la paysanne n'est pas à l'écurie, je trouve vraiment le bon rythme. L'ennui, c'est qu'après un moment, j'ai la bouche cousue. Ma voix descend en rampant le long de ma gorge et les mots me montent à la tête. Ils y bâtissent un monde second et toutes les choses que tu m'as dites se transforment en foin et ne paille. Je les trimballe avec moi jusqu'à ce qu'elles restent collées à ma peau et que ça devienne vrai que j'ai fait un jour partie de toi."
Cinq saisons où une jeune femme travaille dans une ferme suisse, près de la villa en ruines de ses grands parents. Naissance d'un veau, taille des onglons , mais aussi prise de conscience de la nature : "Les grillons me mettent au diapason Ils tendent leurs filets sonores autour de ma tête et la vallée entière se met à valser avec le temps" lui permettent d'apprivoiser la séparation d'avec son amoureux. Les êtres décédés l'accompagnent dans son quotidien avec un naturel confondant et on est bien loin ici du fantastique flamboyant sud-américain.
Tout semble feutré dans ce roman très très court (65 pages) qui infuse lentement en nous pendant et après la lecture. Amateurs de sensations fortes, de retournements de situations et de rebondissements passez votre chemin. Ce roman est de l'ordre du ténu, du tranquille et pourtant il produit une impression forte sur qui veut bien prendre le temps de se lier à lui.
Traduit de l'allemand par Yann Stutzig, Éditions d 'En Bas 2020
06:00 Publié dans Rentrée 2020, romans suisses | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : noëmi lerch, yann stutzig
20/12/2019
Ici tout est encore possible
"Je doute que la sécurité dans laquelle je vis corresponde à la réalité. J'aspire à l'incertitude, à davantage d’authenticité peut être, au concret. j'aimerais être capable de distinguer l'important de l’accessoire. J'aimerais faire partie d'une histoire ou de plusieurs histoires en même temps."
Tout semble paradoxal dans ce roman. En effet, l'héroïne choisit de devenir veilleuse de nuit dans une usine vouée à la fermeture car "Ici, un nouvel environnement s'offre à l'exploration. Ici, tout est encore possible."
La narratrice, cantonnée à un espace réduit, s'intéresse aux frontières, celles de son propre corps, celles de l'espace qui l'entoure et dont elle a la charge. Elle doit notamment empêcher qu'un loup (réel ou imaginaire), quittant l'espace de la forêt toute proche ,n'entre dans l'espace de l'usine.
Autre figure de l'étrange étranger, cet homme tombé du ciel des années plus tôt , un migrant sans doute, resté non identifié et dont la commune s'est employée à louvoyer pour ne pas avoir à s'acquitter de son enterrement.
C'est finalement la narratrice elle-même qui fera naître des soupçons concernant son identité auprès de la petite communauté villageoise.
Amateurs de sensations fortes, d’explications claires, passez votre chemin. Nous sommes ici au royaume de l'implicite, du non-dit et du sous texte et si l'écriture semble sans attraits, elle n'en est pas moins efficace pour sire la monotonie de ces existences volontairement étriquées. ça passe ou ça casse, mais ce texte distille près coup un charme certain.
Traduit de l'allemand (Suisse) par Françoise Toraille
Éditions Delcourt 2019.
prix Robert Walser 2019
06:03 Publié dans romans suisses | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gianna molinari
12/03/2019
Antonia Journal 1965-1966
"Face à les infimes changements, Franco ne sourcille pas. Il ne voit rien, noyé dans son absence."
En une petite centaine de pages, illustrées de photos en noir et blanc, suffisamment libres d'interprétation, Gabriella Zalapi imagine le journal intime d'une jeune femme, issue d'une grande famille juive cosmopolite, mariée pour de mauvaises raisons à un bourgeois de Palerme qui l'exaspère. Elle ne se rapproche que par éclipses de son fils, Arturo, que lui dispute âprement la nurse chargée de s'occuper de lui.
Plutôt immature, Antonia, par le biais de documents anciens, va reconstituer le puzzle du passé de sa famille et éclairer d'un jour nouveau son attitude.
N'ayant eu accès ni à l'amour de sa mère, ni à une véritable éducation, Antonia ne peut que s'émanciper en tombant amoureuse et en fuyant tout à la fois un foyer et une mère toxiques. L'arbre généalogique final nous indique qu'elle serait toujours en vie...
Si j'ai aimé la forme du roman, ses ellipses, son écriture précise et allant droit à l'essentiel, je suis restée plus en retrait face au caractère de l'héroïne, trop évaporée à mon goût, en dépit de l'arrière plan dramatique.
Antonia, Gabriella Zalapi, Éditions Zoé 2019.
06:00 Publié dans romans suisses | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : gabriella zalapi
04/09/2018
Les billes du Pachinko
"Ce n’est pas ma faute, je pense, si je ne raconte rien. Si j'oublie le coréen. Ce n'est pas ma faute si je parle français. C'est pour vous que j'ai appris le japonais. C'est les langues des pays dans lesquels on vit."
Claire passe l'été chez ses grands-parents Coréens du Sud que la guerre a exilés depuis cinquante ans à Tokyo. La communication est difficile car ses grands -parents vivent dans une enclave coréenne et refusent de parler la langue de leur pays d'accueil.Pourtant, l'amour est bien présent et circule entre les générations.
Ses grands-parents différant toujours le projet de visiter leur pays natal, Claire, pour occuper son temps donne des cours de français à une jeune japonaise, Mieko, élevée seule par sa mère.
Comme dans le précédent roman de Elisa Shua Dusapin, Hiver à Sokcho,( découvert en poche récemment et que j'ai beaucoup aimé ), en apparence, il ne se passe presque rien, mais la romancière excelle à peindre ce qui est tu et ne se devine qu'à partir de notations ténues. Un roman vibrant et émouvant.
Éditions Zoé 2018.
06:00 Publié dans rentrée 2018, romans suisses | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : elisa shua duspin
20/10/2017
Une toile large comme le monde
"Kuan et Lu Pan ne font pas encore les liens, mais quelque chose s'est ouvert, la bouche béante d'une interrogation, le pendant obscur d'un fonctionnement, sous la forme du souvenir d'un lac."
Nous plongeons d'abord au fond de l'océan pour découvrir FLIN ,"un vulgaire câble","transportant loin des regards fichiers, mails, images, vidéos, et tout ce qui utilise de près ou de loin le world wide web".
Nous remontons ensuite à la surface et faisons la connaissance de personnages , nomades ou sédentaires, sur différentes parties du globe, qui tous utilisent internet , voire en sont devenus dépendants, se coupant parfois du reste de leur famille. Ce sont majoritairement de jeunes adultes, même si le plus accro est un adolescent féru de jeux vidéos en ligne. Un panel suffisamment varié pour nous permettre de découvrir plus avant les coulisses techniques d'internet de manière extrêmement concrète, claire et jamais ennuyeuse. Nous prenons aussi conscience au passage de toutes les formes de pollutions générées par le net.
Bientôt va naître un projet en apparence fou qui réunira virtuellement ou concrètement tous les personnages: couper internet...
Ce roman avait de prime abord tout pour me déplaire mais la fluidité du style et de la narration ont su me séduire et , au passage, j'ai appris plein d'informations passionnantes. Un grand coup de cœur !
Éditions Zoé 2017.
De la même autrice, j'ai aimé, mais non chroniqué :
06:00 Publié dans rentrée 2017, romans suisses | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : aude seigne