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28/04/2024

La collectionneuse de mots oubliés...en poche

Dès son enfance, Esme grandit non pas au milieu des livres, mais au milieu des mots car son père participe à la première édition de ce qui deviendra l'Oxford English Dictionnary.
Commencé à la fin du XIX ème siècle, cet ouvrage est bien évidemment rédigé par des lexicographes masculins, même si quelques femmes y apportent leur contribution, et révèle une vision genrée , laissant de côté des mots qui concernent non seulement les femmes, mais aussi les classes modestes de la population.71kXQmcPcfL._SL1311_.jpg
Ces mots, laissés de côté, Esme va les collectionner , espérant leur redonner une légitimité.
Ce roman, qui avait tout pour me déplaire de prime abord (les romans historiques ne sont pas ma tasse de thé, encore moins quand ils se présentent sous la forme de pavés) a su emporter ma totale adhésion. Les personnages sont bien campés, l'arrière plan historique est présent juste ce qu'il faut avec des points de vue intéressants, les péripéties sont amenées avec à propos et on ne s'ennuie pas une seconde. Quant à la dernière partie, elle propose un saut dans le temps et l'espace des plus enrichissants. Amoureux des mots et de l'histoire des femmes, précipitez-vous sur cette pépite !

PS: cerise sur le gâteau : l'autrice précise ce qui est réel ou de l'ordre de la fiction. 

22/03/2024

Le volume du temps 1

"Il est bon de voir le monde se tenir immobile. "

Venue acheter des livres anciens à Paris pour le commerce qu'elle tient avec son mari, Tara se réveille un 19 novembre. Mais non, les événements lui donnent tort: elle revit tout ce qui lui est arrivé la veille. Le temps s'est donc arrêté pour elle  le 18 novembre. solvej balle
De retour chez elle, elle tente d'expliquer la situation à son époux qui se montre compréhensif dans un premier temps mais oublie au fur et à mesure ce qu'elle lui a révélé. Las, elle prend ses quartiers, à l'insu de son mari, dans la chambre d'amis et observe tout ce qui se passe, réfléchissant au temps, au pouvoir des habitudes, au pouvoir des mots, à l'évolution de son couple.
Je n'ai jamais aimé le côté répétitif et moralisateur du film "Un jour sans fin", aussi ai-je abordé ce roman avec circonspection, mais j'ai été vite fascinée par la capacité de l'autrice à renouveler, sans effet de manche, la situation, à faire évoluer son personnage pendant un an, terminant ce premier volume à l'orée du 18 novembre de l'année suivante.

Le deuxième tome (il y en a sept en tout!) est dans ma Pile à Lire. Affaire à suivre.

 

 Grasset 2024. Traduit du danois par Terje Sinding, 250 pages.

20/03/2024

Journal d'un vide

"Me voilà de retour, entre rêve et réalité. "

Mme Shibata, seule femme de son équipe, occupe un poemi yagiste à responsabilités mais doit se coltiner tout ce que ses homologues masculins considèrent comme lui revenant d'office: à savoir nettoyer, ranger derrière eux. Un jour, tout à trac, cette jeune trentenaire annonce qu’elle est enceinte. Cela va aussitôt changer la donne et la libérer de pas mal de charge mentale.
Par ce mensonge, elle entre dans un nouvel univers: celui des femmes enceintes, sorte de tribu qui se promène avec un porte-clés annonçant leur état, se livre à une débauche de sueur dans des cours d'aérobic survoltés...
Le récit bascule encore une fois brutalement quand un nouveau fait important est annoncé au détour d'une phrase (ne pas lire la quatrième de couv' qui en dit beaucoup trop) et change totalement la perception du lecteur. Nous naviguons ainsi,à vue, entre rêve et réalité, dans ce roman à charge contre la société patriarcale japonaise que l'héroïne va
dénoncer avec une fausse candeur à la toute fin du roman, juste avant une ultime pirouette... Un roman déstabilisant mais jubilatoire. Une réussite.

Traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon

Celles qui ne meurent pas ...en poche

"Être malade ouvre un espace excessif à la pensée et la pensée excessive fait de la place aux pensées mortifères. Mais j'ai toujours eu plus soif d’expérience que de l'absence de celle-ci, alors si l'expérience de la pensée est la seule que mon corps pouvait me donner au-delà de la douleur, il fallait bien accepter de m'ouvrir à des réflexions folles et morbides. "

Il y a encore quelques années, le mot "cancer" était banni et on lui préférait la périphrase "longue et douloureuse maladie", euphémisme qui fut bientôt attribué à une autre pathologie, le Sida, dans une sinistre gradation de l'horreur.
Le texte d'Anne Boyer est saturé du cancer sous toutes ses formes : politique, médicale, psychologique, sociale, raciale et philosophique.anne boyer
L'autrice fait de son expérience un vaste exercice de pensée brillante et parfois exigeante, prenant à bras le corps tous les aspects de sa maladie.
Son écriture, très travaillée, sans pour autant qu'elle se regarde écrire, nous fait ressentir au plus intime l'expérience de la douleur . Elle pointe aussi du doigt les ambiguïtés d'un système médical où un traitement peut être plus invalidant qu'efficace,  où un médecin peut affirmer qu'il a pratiqué des mastectomies inutiles car il fallait bien qu'il paie ses vacances ;  système dans lequel une malade après une opération sous anesthésie générale est quasiment jetée dehors, où elle est sommée de travailler quelle que soit la douleur et l'éreintement ressenti.
On sort de ce roman éprouvant un peu hagard, physiquement mal à l'aise,  mais conscient d'avoir lu un texte exceptionnel .

Grasset 2022, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy.

01/03/2024

Migrations...en poche

16/02/2024

Le lâche...en poche

"Suivant qui vous êtes, les handicapés vous apparaissent comme des memento mori, la bonne action de la journée à accomplir, un réceptacle pour votre pitié ou un motif de curiosité. "

Qui est le lâche dans ce roman ? Le fils qui  a fugué il y a dix ans sans donner de nouvelles et se retrouve maintenant dans l'obligation d'appeler son père à la rescousse car il est paralysé et sans ressources à la suite d'un accident ; ou le père qui, à la mort de sa femme, a plongé dans l’alcool et la violence ? Peu importe au fond. L'essentiel est que, bon gré, mal gré les deux hommes vont devoir cohabiter , s'adapter l'un à l’autre , et cela n'ira pas sans mal car si le père a su gommer (en partie) ses aspérités, le fils est une boule de colère contre le destin, contre les autres, mais surtout contre lui-même.71npM+bQRDL._SL1500_.jpg
Pas d'autoapitoiement, mais une bonne dose d'humour noir et un regard acéré porté sur le handicap, la manière dont il est vécu de l'intérieur ( le fait que l'auteur soit lui-même en fauteuil n'y est sans doute pas pour rien) et un magnifique portrait , très nuancé, des relations familiales. L'auteur qui signe ici son premier roman fait une belle entrée dans la littérature.

09/02/2024

A prendre ou à laisser...en poche

"Elle refusait d'apparaître aux yeux de son assassin de  mari comme un vieux tacot goulu en carburant dont il faudrait remplacer tant de pièces qu'il se révélerait moins onéreux de l'abandonner à la casse et d'acheter un véhicule neuf. "

Pour des raisons diverses (des antécédents de dégénérescences du cerveau ,le désir  ne pas être un poids pour le National Health Service...) , Cyril et Kay ont passé un pacte: le jour du quatre-vingtième anniversaire de Kay, ils mettront fin à leurs jours.
Arrive le jour fatidique et tout n'est pas si simple. lionel shriver
Un point de départ, douze possibilités et autant de textes aux tonalités diverses qui nous permettent de réfléchir sur la vieillesse et la fin de vie. Le risque était de tomber dans une certaine mécanique, mais Lionel Shriver parvient toujours à nous surprendre, voire à nous effrayer. L'humour est toujours aussi grinçant et l'autrice n'hésite pas à brosser d'elle un portrait au vitriol , un clin d’œil bien venu pour éviter toute position surplombante. Un pur régal.

 

Traduit de l’américain par Catherine Gibert

07/02/2024

La Vie Précieuse

"il y a pourtant des petites choses coupantes dansa doublure de mon cœur. Des choses comme des petits animaux qui traquent mon corps. Des animaux à l'intérieur. "

Roman autobiographique et de formation La Vie Précieuse pulse de l'énergie de son autrice et narratrice. Jouant avec la typographie, la page, usant avec virtuosité des ellipses, sans jamais perdre son lecteur en route, Yrsa Dale-Ward  se livre avec franchise, n'occultant ni le racisme dont elle a été victime dans les années 80 dans le Nord de l’Angleterre, ni les addictions dont elle a souffert , ni la prostitution . 
J'ai particulièrement été marquée par la dissociation dont elle use dans son récit, passant du "je " au "tu" pour mieux relater "unenuitputaindefroide" et par la manière dont elle évoque sa relation à son corps et comment, très tôt, il est envisagé par les hommes. yrsa daley-ward
Sans pathos, elle évoque sa mère qui l'élevée sans père à proximité, se tuant littéralement au travail, ses grands-parents extrêmement religieux, son petit frère aussi, tant aimé. Un texte puissant traduit par Julia Kerninon.

 

Merci à Babelio et à l'éditeur pour cette découverte.yrsa daley-ward

 

30/01/2024

Éruptions, amour et autres cataclysmes

"Ah, les scientifiques, vous êtes toujours tellement pessimistes, rétorque Sigridur Mari. La nature islandaise a toujours été dangereuse et imprévisible, c'est ce qui fait tout son intérêt. "

Anna fait partie des meilleurs spécialistes des volcans en Islande. Dès l'enfance, grâce à son père, elle a été imprégnée de leur poésie, de leur imprévisibilité aussi. Membre du conseil de sécurité, elle est amenée à prendre des décisions qui doivent à la fois rassurer le public (et les touristes en particulier car le tourisme est l'une des ressources financières de cette île) et préserver la sécurité de tous.
 Une éruption sous-marine ayant eu lieu, il convient de s'assurer que cette activité volcanique ne va pas s'étendre...sigríður hagalín björnsdóttir
La tâche est rude pour notre héroïne car, la rencontre d'un photographe va l’amener à remettre sa vie amoureuse (un peu trop plan plan) en question, au risque de détruire sa famille.
D'emblée le récit nous plonge au cœur du monde des volcans et de la relation si particulière que l'Islande et les Islandais entretiennent avec eux. L'écriture se fait ample, poétique et on ressent parfaitement la passion d'Anna que l'autrice nous fait partager.
Je reste plus mitigée sur la vie privée de la géologue mais la description d'un accouchement et des pensées de la parturiente liées aux forces telluriques est un morceau de bravoure que je n'oublierai pas de sitôt.  En outre, le récit n'épargne pas le lecteur et joue avec ses nerfs dans la dernière partie du roman. Une réussite et l'on tourne avec bonheur les 336 pages de ce texte surprenant à plus d'un titre.

 

 

Éditions Gaïa 2024, traduction d'Eric Boury.

19/01/2024

L'été de la sorcière...en poche

"Son entraînement pour devenir sorcière était bien différent de ce qu'elle avait cru au début, mais tout était nouveau pour elle et amusant malgré tout. "

L'annonce de la mort de sa grand-mère, d'origine anglaise mais totalement intégrée à la culture japonaise, est pour la jeune Mai l'occasion de revenir sur ce séjour qu'elle avait effectué deux ans auparavant auprès de cette femme atypique, un peu sorcière selon les dires de la mère de la jeune fille.
Ce n'était pas une époque facile pour Mai, trop angoissée pour continuer à suivre ses cours au collège. Mais sa grand-mère avait su l'apaiser par un rythme de vie régulier au sein d'une nature tout sauf idyllique, où la mort avait autant sa place que la mort.nashiki kaho
Grâce à une écriture en apparence simple, mais pas simpliste, des personnages aux caractères bien moins lisses qu'il n'y paraît à première vue, l'autrice réussit un tour de force: évoquer des thèmes puissants tout en apaisant ses lecteurs.trices. Voilà qui relève bien d'un peu de magie et donne bien sûr envie de découvrir d'autres œuvres de Nashiki Kaho.

Picquier 2021, traduit du japonais par Déborah Pierret-Watanabe.