02/09/2014
La chute des princes
"Peut être cette décadence était-elle à l'image d'un écosystème qui ne parvient pas à l'auto-suffisance; le regarder mourir est un spectacle d'une grande tristesse. Le virus mortel était si profondément ancré dans l'ADN de cette décennie qu'elle amorçait déjà sa chute à son apogée, dans sa gloire la plus resplendissante et la plus vibrante de vie."
Hâbleurs, arrogants "L'âme obscurcie par une insatiable avidité, on laissait notre moralité de plus en plus douteuse s'empêtrer, étouffer sous des couches et des couches d'objets, un amoncellement de choses, toujours plus, des costumes qui coûtaient davantage que ce que nos pères avaient déboursé pour leur première maison, des voitures d'un luxe indécent-sans parler des montagnes de PV que nous valaient nos petites pointes de vitesse quand on filait vers les paradis de Long Island East, où nous attendaient des piscines chauffées à l’année."Tels étaient les BSD. Comprendre les Big Swinging Dick, les grosses bites qui se la pètent, ceux qui décrochaient leur boulot dans les années 80 en gagnant au poker contre leur futur patron à Wall Street.
Le narrateur de La chute des princes était l'un d'entre eux. Il décrit de l'intérieur sa vie d'avant puis sa dégringolade, sans s'apitoyer, lucide aussi bien sur lui -même que sur les autres. Pas de rancœur, mais une acceptation progressive, étape par étape, au fil des rencontres et une reconstruction possible.
Robert Goolrick, par son écriture ample, son sens du détail et sa grande empathie réussit un pari quasi impossible: rendre sinon sympathique du moins attachant ce trader passé de la lumière à l'ombre. Une première rencontre réussie avec cet auteur !
La chute des princes, Robert Goolrick, traduit de l'anglais (E-U) par Marie de Prémonville, Anne Carrière 2014, 231 pages piquetées de marque-pages.
06:00 Publié dans Rentrée 2014, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : robert goolrick
01/09/2014
Je suis très sensible
"C'est dur de décider quand on a peur de se tromper de décevoir. [...] Chaque jour on fait des choix, dit Agathe...Donc chaque jour on peut se tromper . Si on se trompe chaque jour, c'est la vie entière qui est une erreur."
Le bonheur, pour Grégoire, c'est de pouvoir se coucher se bonne heure, nirvana qu'il a atteint depuis qu'il travaille. Le bonheur, c'est aussi de veiller sur Agathe, prof de philo, qu'il a séduite involontairement par sa simplicité et son sourire. Le jeune couple semble évoluer dans une petite bulle de bonheur mais la parfaite mécanique de leur univers va insensiblement se détraquer...
Quel personnage attachant, Grégoire ! Délicat, sensible, il semble flotter au dessus du sol, ne voyant que la beauté du monde (ainsi admire-t-il les paysages d'un film et gomme la réalité de sa violence) et ne s'inquiète pas de ce que le lecteur repère immédiatement, le cœur serré.
Ce décalage, Isabelle Minière, le rend de manière subtile, ne faisant de son personnage principal ni un imbécile heureux ni un inadapté social. Pas d'étiquettes donc, mais un roman tout en nuances qui confirme ici tout le talent d’Isabelle Minière.
Du même auteur : clic, reclic !
Je suis très sensible, Isabelle Minière, Éditions Serge Safran 2014, 170 pages à part.
Un très grand merci à Clara !
Le billet de Martine.
06:00 Publié dans Rentrée 2014, romans français | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : isabelle minière
28/08/2014
Debout-payé
"...Ossiri se disait qu'on ne pouvait pas faire confiance à un chien que son maître avait baptisé Joseph en l'honneur de Staline, Mobutu et Kabila, trois dictateurs partageant le même prénom et un certain sens de la cruauté."
Ossiri, étudiant ivoirien, devient vigile après avoir atterri sans papiers à Paris en 1990.Il retrace pour nous les trois époques mythiques de ce métier , correspondant aussi aux relation franco-africaines (1960-1980, les années 90, l'après onze septembre qui vient tout chambouler), entrecoupées de notations sociologiques très personnelles sur les clients et le fonctionnement de deux boutiques, Camaïeu, Sephora, clairement identifiées. Il revient aussi sur la manière de vivre des Ivoiriens en France, leurs palabres politiques, leur solidarité, leur intégration progressive à la société française.
Rien de tel qu'un regard étranger pour revisiter notre société française de manière particulièrement caustique ,acérée et hautement réjouissante. Celui qui s'y colle, on le remarque à peine, sauf si on a une idée en tête: c'est le vigile.
Gardien de temples de la consommation ou de minoteries devenues fantômes, il est Debout-payé pour préserver des richesses qui ne lui appartiendront jamais et ne se prive pas d’observer le monde qui l'entoure. Il catégorise sans relâche d'une manière très personnelle et haute en couleurs. ça pulse, ça grince, ça rigole aussi et ça donne un formidable mélange énergique et vivant . à découvrir de toute urgence ! Un grand coup de cœur !
à noter le travail particulièrement soigné de l'éditeur !
Debout-payé, Gauz, le nouvel Attila 2014, 173 pages à dévorer d'une traite !
Petits extraits pour donner envie:
"DILUTION PIGMENTAIRE: Plus on s'éloigne de Paris, plus la peau des vigiles s'éclaircit vers le beurre.En province, loin, loin dans la France profonde, il paraît qu'il y a même des endroits où il y a des vigiles blancs."
évoquant les femmes qui "oublient" de régler leur épilation il note : "Chez la rombière du XVIème arrondissement, l'épilation des sourcils génère des troubles passagers de la mémoire."
06:00 Publié dans Rentrée 2014 | Lien permanent | Commentaires (11)
27/08/2014
Morteparole
« …qu’ils n’aimaient pas, au fond, l’expérience somnambule de la lecture, la mort à soi-même, l’égarement dans la voix intérieure des écrivains, surtout, ces furieux de parole, et n’en être que l’écho, l’ombre. Ils révélaient tout jeunes, dès vingt ans, qu’ils allaient tomber dans l’un des vices puissants du siècle : la crainte panique du livre, le dégoût de ce qu’il montre. »
Giovan, anarchiste par nature, regimbe mais assiste à ce qu’il croit être une cérémonie destinée à célébrer son ami d’enfance, Paul, l’amoureux des mots. Las, devant la parole figée, aigrie, qui se donne à entendre, Giovan replonge dans leur passé commun d’enfants d’origine modeste, à la campagne, relançant ses réflexions au gré des mots que parvient à lui glisser Paul. Nostalgie d’une époque où les accents chantaient, où les mots se donnaient à voir et vibraient.
Que sont-ils devenus ces amis, qu’est devenue leur relation aux mots ? Dans une langue riche et précise Jean Védrines célèbre le pouvoir des mots et fustige ceux qui les figent et leur dénie tout pouvoir. Un régal !
Morteparole, Jean Védrines, Fayard 2014.
Lu dans le cadre de On vous lit tout! Merci à Libfly !
06:00 Publié dans Rentrée 2014, romans français | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : jean védrines
26/08/2014
Des objets de rencontre
"J'entends une dame dire à son amie : "Ah, qu'est-ce qu'ils sont bien chez Emmaüs, dis donc, ils recueillent même les écrivains ! ""
Pendant neuf mois, l’écrivaine Lise Benincà s'est installée à un "bureau de passage" au beau milieu des objets hétéroclites, ayant vécu plusieurs vies, voire plusieurs passages dans le même endroit: un espace de vente d' Emmaüs Défi.
Son objectif initial était de valoriser, de présenter sous un nouvel angle ce que l'on perçoit trop souvent comme un bric à brac pittoresque mais qui témoigne de parcours de vie et représente aussi la possibilité de s'équiper à moindre coût ou de s'offrir un peu de rêve pour les plus démunis.
Très vite, les salariés en réinsertion professionnelle,ayant eux même connu des parcours chaotiques, se sont glissés dans le projet de l'auteure , que ce soit par le biais d'ateliers d'écriture qu'elle a organisés ou tout simplement par les textes très justes qu'elle leur a consacrés.
Le risque, souligné d'ailleurs par l'auteur, dans ce type de démarche est la condescendance (façon dame patronnesse d'autrefois) car "La ligne est mince entre un regard que l'on croit sincère et un regard faussé."mais Lise Benincà a su éviter cet écueil et nous présenter de manière sensible et extrêmement neuve , fraîche un univers à mille lieues de ce qu'on en imaginait. "C'est sans doute une vision tronquée, au moins en partie, mais j'ai l'impression que les personnes qui travaillent chez Emmaüs savent vraiment pourquoi elles y viennent chaque matin On n'y produit rien de plus que ce qui existe déjà, on ne rajoute pas des objets à un monde déjà encombré , on les recueille. On ne produit pas autre chose que de l'entraide ,du lien social, de la dignité."
207 pages revigorantes.
Des objets de rencontre, Lise Benincà, Joëlle Losfeld 2014.
Merci, Cuné !
06:00 Publié dans Récit, Rentrée 2014 | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : lise benincà, emmaüs
25/08/2014
Parle-moi du sous-sol
"Personne n'admettait jamais que la moitié de sa vie lui était insupportable, personne en m'avait prévenue. Jusqu'à la nausée, on nous avait rabâché de faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux, principe de réalité inculqué dans l'espoir de nous épargner une existence tragique, par exemple celle de Charlotte qui souffrait pour trois."
La narratrice, sur- diplômée en histoire de l'art, enchaîne les petits boulots tout en essayant de terminer sa thèse. Embauchée pour un CDD au sous-sol d'un grand magasin parisien, sa maîtrise de la caisse la fait bientôt remarquer. Des jours meilleurs- ou pires- se profileraient-ils à l'horizon ?
La narratrice analyse avec lucidité le microcosme du grand magasin, sorte de fourmilière représentative de la société extérieure dont elle est, pour l'instant exclue, reléguée au sous-sol.
Elle pointe la "communauté factice et contrainte" des autres employés, la morgue des clientes aisées qui livrent d’elles-mêmes plus qu’elles ne voudraient le croire ,que ce soit par le contenu de leurs sacs, leurs bavardages entre elles où leur comportement car "Pour elles, nous étions quantité négligeable, inoffensives, nées pour nous taire, sûres de ne jamais croiser leur chemin ailleurs, à la lumière." Une forme de violence sourde aussi par l’empreinte du magasin s'exerçant sur la narratrice qui utilise involontairement sa voix sur-aimable de caissière dans sa vie quotidienne.
Elle dit aussi l’embarras des parents devant cette situation hors-normes où le mécanisme d'ascension sociale s'est bloqué.
La fatigue, le découragement sont palpables dans ce roman, sorte de Bonheur des dames inversé. Mais toujours la narratrice conserve son acuité et se demande où se trouve la frontière entre ses aspirations légitimes , ses compétences et le côté scandaleux de sa condition. Parviendra-t-elle à la franchir ? Un roman coup de poing, coup de cœur . Une belle entrée en littérature !
Parle-moi du sous-sol, Clotilde Coquet, Fayard 2014, 215 pages piquetées de marque-pages.
06:03 Publié dans Rentrée 2014, romans français | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : clotilde coquet
24/08/2014
Pétronille
"Pétronille, si jeune fût-elle faisait partie des auteurs de bonne compagnie."
De correspondante, puis de lectrice identifiée lors d'une séance de dédicace (décryptée avec verve par la narratrice double de Nothomb), Pétronille devient convigne (comprendre compagne de beuverie, au champagne, bien sûr !) de la narratrice, s'éclipse puis revient, à son tour auteure d'un roman.
Commence alors le récit d'une amitié placée sous le signe du champagne, boisson que nos deux héroïnes s'emploient à déguster dans les lieux les plus improbables. Amitié entre deux jeunes femmes aussi frappadingues l'une que l'autre ,mais sous des formes très différentes. L'une est brut de décoffrage, se met en danger,reste mystérieuse par bien des aspects et il n'est pas interdit de reconnaître, vu les nombreux indices, Stéphanie Hochet . L'autre, Nothomb donc, se montre plus policée, mais aussi admirative de sa "convigne" et de son talent d'écrivain.
Amélie Nothomb n'est jamais aussi drôle que quand elle se moque d'elle-même, "Dans les rues ,on me félicitait pour mon déguisement. Je portais simplement ma tenue de travail." (voir aussi l'entrevue hilarante avec Viviane Westwwood ! )aussi émouvante que quand elle s'inquiète pour les autres. Le roman file à toute allure, vers une fin en forme de pirouette un peu frustrante car on aurait bien accompagné ces deux demoiselles dans leur périple chaotique et savoureux. Un excellent moment de lecture et une ode au champagne !
l'avis tout aussi enthousiaste de Tamara !
Plein d'autres avis chez Mango !
06:00 Publié dans Rentrée 2014, Roman belge | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : amélie nothomb
23/08/2014
On ne voyait que le bonheur
"On pense à notre place.On ne doit pas se plaindre.ça ne fait pas de jolies vies, tout ça."
Scandée par les chiffres,les évaluations, telle est la vie d’Antoine, expert auprès des assurances."Plusieurs fois grisé à l'idée de changer la vie des autres.", il se rend néanmoins compte, un soir, que sa lâcheté atavique l'empêche de briser les règles intransigeantes de son emploi qui font fi des sentiments, des émotions . Son bilan familial n'est pas plus brillant d'ailleurs.
Une prise de conscience douloureuse et tragique qui l'entraînera du Nord de la France à la côte ouest du Mexique avec l'espoir de peut être se reconstruire sur d'autres valeurs.
Itinéraire d'un homme blessé dès l'enfance, On ne voyait que le bonheur est un roman tendre et cruel qui prend son temps pour mettre en place ses personnages, pour lesquels on ressent beaucoup d’empathie de la part de l'auteur. Livre qui fait du bien, on lui pardonnera quelques facilités narratives pour ne retenir qu'une douceur, une bienveillance fort bienvenues et de très jolis portraits .
On ne voyait que le bonheur, Grégoire Delacourt, JC Lattès 2014, 362 pages qui se tournent toutes seules.
06:00 Publié dans Rentrée 2014, romans français | Lien permanent | Commentaires (25) | Tags : grégoire delacourt
22/08/2014
Une vie à soi
« Tu m’as tant habitée et l’on n’écrit que sur ce qui nous obsède. »
Un soir d’automne 2011, Laurence Tardieu découvre l’œuvre de la photographe Diane Arbus. Une « violente implosion » salvatrice et inattendue quelle va physiquement ressentir et qui va lui donner l’envie de découvrir tout à la fois l’œuvre et la vie de cette artiste atypique.
Par-delà les années, les parcours de la romancière et de la photographe s’entrelacent, toutes deux ayant connu le même parcours de « chute sociale ».
Au fur et à mesure, sous formes de rêves ou de réflexions des portes semblent s’ouvrir en Laurence Tardieu. Retour sur l’enfance corsetée, sur la relation à sa famille, à l’écriture, à la précarité dans laquelle son choix de vie (l’écriture) l’entraîne et qui la place hors des cases administratives.
Les époques s’interpénètrent, les frontières deviennent floues tandis que Laurence creuse en elle, pour exhumer la vulnérabilité, la honte, et progresse vers la lumière grâce à Diane. Un texte parfois éprouvant tant il est chargé d’émotions. Un livre qui résonne longtemps en soi après la lecture. Un coup de cœur et un coup au cœur .
Une vie à soi, Laurence Tardieu, Flammarion 2014.
Un énorme merci à Clara !
les billets tout aussi enthousiastes de Mirontaine, Leiloona.
06:00 Publié dans Rentrée 2014, romans français | Lien permanent | Commentaires (24) | Tags : laurence tardieu
21/08/2014
Dans les yeux des autres
"Elle sent en elle les milliers de feuilles de livres lues et déposées en elle comme un terreau, comme un engrais."
Anna relit ses carnets, revit ses amours et ses désillusions. N'ayant écrit qu'un seul roman, elle a quitté la scène littéraire et ses petits maîtres (dont l'auteure brosse un portrait vachard) et , ce qui faisait sa vie vingt ans auparavant: l'engagement politique .
Démunie, elle loge chez sa sœur Molly qui, même "cabossée" ,continue à militer ,mais par le biais son travail de médecin dans un dispensaire. Entre elles, une relation complexe, des hommes, mais surtout une mère excentrique qui essaie toujours de tirer la couverture à elle, d'attirer l'attention: Méline.
Portrait d'une génération aventurière et pleine de vie, Dans les yeux des autres fait la part belle à l'idéal, l'humour, le tout saupoudré d'un soupçon de mélancolie. On retrouve ici avec plaisir l'écriture ample et belle de Geneviève Brisac , qui , par son sens de l'observation, comme les romancières anglaises , sait être au plus près du quotidien : "Une urgence vous prend d'être à la maison, de sentir l'odeur de renfermé de la maison, d’ouvrir les fenêtres et le courrier : de désengourdir l'air. On voit certaines personnes qui, des dizaines de kilomètres avant la gare d'arrivée, rangent leurs affaires, remettent leurs vestes, sortent le ticket du métro qui les ramènera chez elles."Nulle mièvrerie dans sa description des rapports humains mais une réelle empathie qui n'exclut pas le regard critique. Un bilan de vie salé-sucré mais un roman enthousiasmant !
Dans les yeux des autres, Geneviève Brisac, Editions de l'Olivier 306 pages constellées de marque-pages.
06:00 Publié dans Rentrée 2014, romans français | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : geneviève brisac, soeurs