12/08/2013
Fugitives
"Mais à ce moment-là, les sentiments étaient altérés, l'homme éprouvait de la gratitude, elle de la bonne volonté, les deux une espèce de nostalgie décalée."
Une jeune femme sous l'emprise d'un homme plus âgé, un raté pur jus, ce qu'elle s'obstine à ne pas voir, va tenter d'échapper à son emprise dans la première nouvelle de ce recueil de huit textes. On a le coeur qui bat tout au long de notre lecture , on a envie de l'interpeller cette naïve amoureuse et on finit, le coeur broyé, à la fin du texte.
Nous suivons ensuite durant trois époques de sa vie, de la jeunesse à la maturité, Juliet qui possède, non une difformité physique, mais une maîtrise de lettres classiques, ce qui revient quasiment au même dans le coin paumé où elle a grandi. Aux prises avec des parents vieillissants, puis avec sa propre fille en quête de spiritualité, Alice Munro la décrit avec beaucoup d'empathie.
Jeunes ou vieilles, le point commun entre toutes les femmes évoquées est qu'elles sont toujours en décalage avec le monde et l'époque dans lequel elles ont eu la malchance de naître, mais ne présentent pourtant jamais en victimes : "Elle espère comme les gens espèrent sans se faire d'illusions des aubaines imméritées, des rémissions spontanées, des choses comme ça !".
Dans ces histoires, les hommes sont relégués au second plan, même si d'une manière ou d'une autre, ils influent sur l'existence féminine. Mais au final, ce sont elles qui choisissent, mènent leur vie comme elles l'entendent, s'en accommodent plutôt bien même si parfois la vie a été cruelle envers elles.
Une pointe d'humour, de l'émotions contenue et une lucidité aigüe, voilà qui rend particulièrement savoureux ces textes intemporels.
Fugitives, Alice Munro, oints Seuil 2009, traduit de l'anglais (Canada) par Jacqueline Huet et jean-Pierre Carasso.
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29/07/2013
Mélodies du coeur
"Le comté de Chopping était un refuge où je me protégeais d'eaux bourbeuses menaçant de m'engloutir."
Ils collectionnent les trophées de chasse et les emmerdes. Chassent le chevreuil ou la grouse, voire ceux qui osent faire demi-tour sur leur propriété.Des vrais péquenauds de la campagne, quoi ! Ne pas oublier qu'il n'y a pas si longtemps le goudron et les plumes faisaient partie de leurs divertissements favoris. Le climat est rude et les moeurs aussi ! Economes de leurs paroles, ils n'oublient rien et fomentent leur vengeance toute une vie ou presque. Ces "rustres mal embouchés" vivent dans des lieux suintant la peur ou des "endroits étouffants aux stigmates sordides de vie ratée". Ils supportent d'autant moins les avocats ou autres traders venus s'installer sur leurs terres, se moquant en catimini de leur accoutrement et de leur comportement inappropriés.
Pratiquant l'art de l'ellipse en virtusose, Annie Proulx nous offre ici onze tranches de vie , onze nouvelles dont on a parfois peur de tourner les pages, car la cruauté peut soudain vous sauter à la gorge sans prévenir ! La dernière phrase du recueil est une pure splendeur de concision et d'efficacité !
Un monde rustique qui, par certains aspects, m'a fait penser au petit coin de campagne où j'habite...
06:00 Publié dans Nouvelles étrangères | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : annie proulx
24/06/2013
Trop de bonheur
"A croire qu'il existe en apparence on ne sait quel savoir-faire fortuit et bien sûr injuste dans l"économie du monde puisque le grand bonheur -aussi provisoire, aussi fragile soit-il -d'une personne peut sortir du grand malheur d'une autre."
Les femmes et leur quête de bonheur, dérisoire et courageuse à la fois sont au centre des nouvelles d'Alice Munro. Cruauté, résilience qui ne dit pas son nom, soumission au désir des hommes, voilà à quoi ces très jeunes filles, mères ou femmes plus âgées doivent composer.
Tout l'art d'Alice Munro est de ne pas porter de jugement, de décrire en une phrase tranchante et/ou férocement drôle, l'attitude, le comportement d'un personnage et vous le livrer en entier résumé : "Certaines suggestions, certaines idées, avaient le pouvoir faire tressaillir les muscles de son maigre visage tavelé, et alors son regard devenait noir et aigu, et sa bouche semblait remâcher un goût répugnant. Elle pouvait vous bloquer net dans votre élan, comme un féroce buisson de ronces."
Des textes qui possèdent juste le bon tempo et la bonne durée et ne nous laissent jamais sur notre faim. Des univers denses et intemporels. 316 pages piquetées de marque-pages.
Trop de bonheur, Alice Monro, Editions de l'Olivier 2013, traduit de l'anglais (Canada ) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
06:03 Publié dans Nouvelles étrangères | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : alice munro
03/06/2013
Petit éloge des vacances /Dimanche chez les Minton
"L'écrivain est un dompteur de silence; le vacancier prend le risque du vide."
*Avec cet opuscule de 116 pages , parfois teinté de nostalgie, je découvre le style poétique, élégant et précis de Frédéric Martinez. Un thème accrocheur et des pages souvent cornées, voilà qui atteste d'un bon moment passé en compagnie de cet écrivain.
Si je n'ai pas toujours été convaincue par les portraits que lui inspirent des passantes estivales, j'ai été tout à fait séduite par des passages évoquant à la fois l'écriture et les vacances. Un extrait juste pour vous mettre l'eau à la bouche :
" J'aimerais pouvoir chaque jour me réjouir que le soleil se lève, scruter la nuit cousue d'étoiles et, pétri de gratitude, prendre place parmi les vivants; passer ma vie comme en vacances. Il m'arrive d'y parvenir. Je m'entiche alors du moindre détail. Je suis des yeux la course d'un nuage; regarde pendant de longues minutes les branches d'un arbre qu'éploie le vent, les motifs que trace au sol l'ombre de la feuillée. Je fais des festins de lumière. Quand adviennent ces jours fastes, je demeure sans impatience. Des heures durant, je frotte au silence un adjectif, le remonte doucement des limbes jusqu'à ce qu'il affleure la trame du papier où se fige l'encre de mes phrases."
* Dans la même collection Folio à deux euros, Dimanche chez les Minton .Cinq nouvelles pour retrouver l'univers de Sylvia Plath, tout en subtilité , disséquant tantôt avec une férocité réjouissante tantôt avec ce sourd désespoir inéluctable les relations de couple , les conventions sociales. Et toujours ce sentiment de malaise des personnages féminins d'inadéquation au monde, et ce parfois, dès l'enfance : "Je restai allongée, seule dans mon lit, avec le sentiment que l'ombre noire rampait sous le monde comme une marée. Rien ne tenait, rien n'y échappait."
06:00 Publié dans Nouvelles étrangères, Nouvelles françaises | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : frédéric martinez, sylvia plath
22/04/2013
Une fille bien
"Je pense qu'il y a des moments dans la vie où l'on doit abandonner une part de soi, comme si l'on muait, pour avancer."
Les textes de Holly Goddard Jones partent d'emblée avec un double handicap: d'abord, ce sont des nouvelles, genre semble-t-il peu apprécié en France ; ensuite, ce sont des textes poignants où la vie des femmes en particulier , entre Midwest et Sud profond des Etats-Unis n'est pas particulièrement rose. Et pourtant, le style plein d'empathie et de précision de l'auteure fait qu'on ne peut quitter cet univers écrasé de chaleur, dont les personnages essaient d'agir du mieux qu'ils peuvent, où la frontière entre les gentils et les odieux est souvent floue, où la vie peut basculer dans la tragédie en un instant.
Pas de pathos mais la notation de ces instants fragiles où une femme se rend compte que son ex-mari l' "a élégamment poussée hors du mariage, , comme il [l'] élégamment poussée hors de la maison cet après-midi- là.", où l'on va faire semblant de ne pas voir un ancien ami que l'on a trahi, "au point de rencontre malheureux entre hasard et rayon des produits congelés", où une connaissance va se réjouir de vous annoncer une mauvaise nouvelle. Mais ce sont aussi des moments où des choix vont s'effectuer, car même les très jeunes filles peuvent décider de ne pas se laisser "transformer en ce qu'elle n'était pas obligée d'être." Une vision des relations hommes femmes toute en subtilité, sans manichéisme, qui révèle une nouvelle voix qu'il faut absolument prendre le temps de découvrir. Un beau coup de coeur !
Une fille bien, Holly Goddard Jones, traduit de l'anglais par Hélène Fournier, Albin Michel 2013, 382 pages que l'on hésite parfois à tourner mais qui sont pleines d'émotion.
06:00 Publié dans Nouvelles étrangères | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : holly goddard jones
15/02/2013
Pulsations
Pourquoi le cacher ? C'est dans un premier temps la couverture excentrique et so british qui a d'abord attiré mon attention . La quatrième de couverture a fait le reste : "Nous avions parlé de bonus, de banquiers et des problèmes persistants d'Obama, avant de passer à un autre sujet : le nouveau plan de travail en érable de Joanna . Devait-elle l'huiler souvent ?
- Une fois par jour pendant une semaine, une fois par semaine pendant un mois, une fois par mois pendant un an et ensuite quand on en a envie.
On dirait une formule pour le sexe conjugal".
Le ton , tranquillement caustique, était donné .
Mais au fil des nouvelles, mettant en scène des Anglais appartenant à la classe moyenne qui pratiquent la marche, un peu pour le sport, beaucoup pour draguer, jardinent et règlent leurs conflits par bacs de fleurs et/ou arrachages de buissons interposés, l'émotions affleure, contrebalancée par un humour discret mais ô combien savoureux.
Julian Barnes n'hésite pas non plus à user d'ellipses, voire à sembler traiter de sujets décousus mais ce n'est que pour mieux renouer le fil de son récit et entraîner son lecteur dans son analyse si fine des relations humaines. Un mélange subtil d'émotions et d'humour et quelques textes poignants tout en retenue. Un bon cru.
06:00 Publié dans Nouvelles étrangères | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : julian barnes, couples, séparations
12/01/2013
L'ivresse du kangourou ...en poche!
"Comme la plupart des écrivains, j'oscille en permanence entre la cupidité et la lâcheté."
Partager un abri avec un rat mangeur d'homme (ou presque), suivre à la nage un chien qui se dirige avec ardeur vers le lointain, essayer de ramener à la raison et à la maison un kangourou Grand Roux alcoolique et violent, voici quelques unes des mésaventures où Kenneth Cook se met en scène avec son habituel sens de l'autodérision !
Il le dit lui même , il le sait, mais il s'obstine à prendre les mauvaises décisions ! Entre lézards à collerettes volants, bouseux qui lui enfoncent le canon de leur fusil dans le ventre , il arrive finalement mieux à s'en sortir qu'avec les lettrés : "Quand mais ô quand, vais-je apprendre à ne JAMAIS entreprendre quoi que ce soit avec des universitaires ? " Auraient-ils des idées plus tordues qu'un aborigène dont les orteils possèdent à eux seuls un véritable langage ? Ou qu'un cow-boy placide et farouchement anti-paris ? Certainement !
On entre de plain-pied et avec une grande familiarité dans l'univers de Cook , un univers que n'auraient pas renié les Marx Brothers tant l'auteur a le sens du comique visuel. Sa description du restaurant panoramique (sans panorama !) tournant est tout simplement à hurler de rire et je voyais vraiment le film se dérouler ! Un livre qui m'a fait rire aux éclats*quasiment à chaque texte et qui est un véritable chasse-grisaille !
* Et ça m'arrive rarement !
06:00 Publié dans index, le bon plan de fin de semaine, Nouvelles étrangères | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : kenneth cook
26/12/2012
L'amour d'une honnête femme
"Mais c'est parfois un travail de tous les diables , indiquait-elle , d'être la mère d'une sainte."
Les huit nouvelles composant le recueil L'amour d'une honnête femme se déroulent au Canada et si elles nous parlent d'un monde aujourd'hui disparu où une femme enceinte devait quitter son emploi pour ne pas choquer le public, elles sont également intemporelles tant elles touchent à l'intime et au subtil.
Alice Munro se glisse avec aisance aussi bien dans la peau d'une adolescente face aux amours contrariées de sa mère , d'une grand-mère qui découvre que sa fille n'a qu'une hâte: abréger les vacances familiales, d'une jeune mariée qui doit faire face à une logeuse intrusive et prétendument exemplaire, que dans la peau de gamins faisant une macabre découverte. Il est souvent question de liberté féminine et on ne s'étonnera guère qu'un autre de ses recuels porte le titre de Fugitives.
Le trajet de ces nouvelles est rarement linéaire, Munro s'offre le plaisir de balader son lecteur entre passé et présent, passant d'un point de vue à un autre et soulevant un coin de voile pour mieux en poser un autre, nous épargnant fort à propos le procédé mécanique de la chute.
Quant au style, il est précis et plein d'humour, on sent que l'auteure prend la vie à bras le corps et qu'elle observe avec une précision amusée le monde qui l'entoure : "Jill avait bien senti une odeur de whisky. Mrs Shantz emporte toujours une fiasque lorsqu'elle se rend à une réunion dont-selon ses propres mots-elle ne peut raisonnablement rien espérer."
La tension dramatique de certains textes est d'une précision diabolique mais toujours pleine de beaucoup d'empathie, sans effets mélodramatiques ni de jugements à l'emporte pièces.
Une auteure qu'il faut absolument (re)découvrir !
Merci à Sylvie qui a su me donner l'envie de relire cette auteure !
06:00 Publié dans Nouvelles étrangères | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : alice munro
16/10/2012
à travers les champs bleus
"La plupart du temps, chacun, esprit sensé ou esprit fêlé, trébuchait dans le noir, tendait ses mains vers quelque chose qu'il voulait sans même le soupçonner."
Entrer dans l'univers de Claire Keegan, c'est pénétrer dans un monde où les failles, les blessures se devinent à demi-mots, où les ellipses surprennent le lecteur, où la tendresse est souvent absente, voire dévoyée, où l'amour se fraye difficilement un chemin.
La vie de ses personnages est souvent aussi rude que le climat irlandais et même quand l'auteure situe l'action d'une nouvelle sous le soleil texan, dans un milieu privilégié , les relations familiales n'en sont pas pour autant apaisées.
Tout tient à peu de choses, un changement de vie auquel on ne peut se résoudre, le poids des traditions qui fait qu'une femme va gâcher sa vie à cause d'un mauvais choix: "Puis elle est montée et a passé le reste de son existence avec un homme qui serait rentré sans elle." . Tout est dit avec une grande économie de moyens.
Parfois pourtant les secrets sont révélés et même s'ils mènent apparemment à la destruction, le soulagement et la renaissance sont à portée de mains. L'humour, trouve aussi sa place, à travers le pouvoir des mots ,que souligne malicieusement la première nouvelle , La mort lente et douloureuse. Il faut prendre le temps de savourer les descriptions de Claire Keegan , de s'imprégner de l'atmosphère créée dans chaque texte et l'on y trouvera un plaisir sans pareil, un peu mélancolique et doux.
Et zou, à côté des autres livres de l 'auteure,clic, reclic, sur l'étagère des indispensables !
Le billet tentateur de Clara
06:04 Publié dans l'étagère des indispensables, Nouvelles étrangères, rentrée 2012 | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : claire keegan, irlande
04/07/2012
J'ai vendu ma bagnole à un polonais
"à force de se le faire ressasser, elle en était venue à ne plus avoir d'imagination, justement. les paroles des autres occupaient toute la place."
Même si ce n'est indiqué nulle part, Pierre Gagnon , le québécois auteur du roman Mon vieux et moi, nous livre ici un recueil de nouvelles. Treize textes, parfois très courts, mettant souvent en scène des personnages un peu fêlés*, considérés avec tendresse. Des anecdotes dont toute la saveur vaut par la langue de Gagnon, qui font plaisir à lire mais auxquelles il manque un peu de profondeur. Aussi vite lu qu'oublié mais un joli moment de lecture tout de même.
Merci Sylvie !
*Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière. Michel Audiard.
06:00 Publié dans Nouvelles étrangères | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : pierre gagnon