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08/01/2021

La folie de ma mère

"Enfant, tu m'as toujours effrayée. Pourtant tu n'étais pas méchante. Tu imposais peu de choses, les choses s'imposaient. La zone dangereuse n'était indiquée nulle part. Mais l’enfance est poreuse aux exhalaisons adultes. "

 

En un peu plus de 120 pages, Isabelle Flaten réussit un tour de force : nous raconter, de manière épurée et bouleversante, l'histoire d'une relation mère-fille placée sous le signe du déni, du mensonge ,de la folie, mais aussi de l'amour.
Quand "Rien ni personne n'est fiable.
", comment parvenir à se construire ? La narratrice y parviendra quand même et ,adulte, découvrira un secret de famille  qu'elle était la seule à ignorer.isabelle flaten
On est happé par ce texte  pudique, qui ne tourne jamais au règlement de compte, utilise avec brio les ellipses, sans jamais perdre de vue son lecteur, et ne tombe pas dans le pathos. J'ai été tenue en haleine, remuée au plus profond de moi et suis sortie la gorge nouée de cette lecture.

Et zou, sur l'étagère des indispensables !

Le Nouvel Attila 2020.

De la même autrice : clic

A noter la magnifique illustration de couverture de Juliette Lemontey.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

06/01/2021

Le bonheur est au fond du couloir à gauche

"Depuis l'enfance, on nous répète que nous sommes libres de réaliser nos rêves. On nous oblige à faire nos propres choix, à suivre la filière correspondant à nos vœux, et donc à assumer seuls nos erreurs et nos échecs.On nous a retiré la bouée de sauvetage de la faute à autrui. Merci du cadeau."

Le narrateur de ce nouveau roman de J.M. Erre est l’illustration parfaite de  cette citation de Jean-Louis Fournier : "C'était un angoissé pour qui tout allait bien, jusqu'au jour où il est né."
Et angoissé Michel H. l'est d'autant plus que Bérénice vient de le quitter, lui laissant en cadeau une flopée de livres de développement personnel, traitant tous de l'art d'être heureux.
"Velléitaire", "timoré", "dépressif suicidaire", les qualificatifs ne manquent pas pour qualifier cet individu encore jeune , qui peine à trouver sa place dans une société où l'injonction au bonheur est devenue une véritable tyrannie , individu que son voisin peu amène, M. Patusse traite simplement de "raté".j.m. erre
Michel H. est persuadé que Bérénice reviendra  s'il devient heureux et se lance donc dans une série  de tentatives éperdues , loufoques, marquées par le déni le plus total de la réalité, déni qui le fera tomber de Charybde en Scylla.
L'occasion pour J M. Erre de dégommer tous les travers de notre société, en une série de raisonnements biaisés, de fausse logique , le tout assaisonné d'une bonne dose d'humour noir. Le récit file à toute allure et il faut prendre le temps de le relire pour mieux  en apprécier toute la saveur. Un festival de citations à collecter et une mécanique imparable dans la construction font de ces 183 pages de la dynamite ! Un indispensable, bien évidemment  !

 

Buchet-Chastel 2021

30/11/2020

Brûler Brûler Brûler

"Avions-nous déjà assisté à pareil ébrouement ? "

Voilà longtemps que je n'avais pas été autant emportée par un tel torrent poétique !
Ardeur de l'écriture qui prend à bras le corps tout ce qui fait la vie de ceux que l'on a relégués "aux derniers rangs" : toutes les formes de violence (harcèlements, homophobie, pauvreté, racisme...), qui dit la solidarité, le découragement, la sororité,  l'amour maternel dans une langue qui brûle, dans une langue qui claque dans l'urgence de vivre, dans l'urgence de dire.CVT_Bruler-bruler-bruler_1999.jpg
Elle décrit au plus près l'envie de liberté, le désir d'une très jeune femme qui se rebelle contre l'autorité du père et file à bicyclette rejoindre celui qu'elle aime, mais aussi celle qui martyrise son corps pour conserver l'homme infidèle, et ces figure de femmes se rejoignent dans ce cortège de guerrières hétéroclites, fatiguées,  captées dans le plus petit détail révélateur, qui formeraient "...un majestueux animal collectif !
Un gigantesque poisson aux écailles métalliques avec
chaque écaille-femme, chaque écaille-fille,chaque écaille-mère armée à sa manière pour riposter contre la violence du système."
Un texte qui emporte , transporte, revigore et nous prouve que ,malgré ce qu'on en dit, la poésie est toujours vivante. Un putain de coup de cœur qui file sur l'étagère des indispensables et devient d'emblée un compagnon de route.

Lisette Lombé, Brûler Brûler Brûler, L'Iconoclaste 2020.

16/11/2020

La fenêtre au sud

"Certains jours sont en quelque sorte particulièrement misérables, quand le temps, la situation sociale, l'état physique et moral transforment tout en désert poussiéreux. Même la conjoncture actuelle a ici son importance, et la radio en donne des nouvelles avec une précision impitoyable."

Un écrivain, qui n'a plus écrit de poésie depuis des lustres, tente de rédiger un roman sur un couple , personnages auxquels il ne parvient à insuffler aucune énergie.Les saisons, du printemps à l'hiver, scandent son séjour dans un hameau de maisons noires , fréquentées uniquement en été, à deux pas de la mer, en Islande.
Notations sur la nature, les rares humains qu'il est amené à fréquenter, sur la littérature, l'état désastreux du monde viennent au fil de sa plume, tandis qu'il s'échine à frapper sur une vieille Olivetti dont les rubans n'impriment plus grand chose, reflet de son manque d'inspiration, sans doute.gyrdir eliasson,catherine eyjolfsson
Ici la frontière entre rêves et réalité devient poreuse, et, non, sans humour, le narrateur nous livre des bribes de sa vie familiale et amoureuse, de manière pas toujours fiable d’ailleurs.
Il se dégage de ce texte une véritable fascination, comme dans le premier volet de ce tryptique sur la solitude Au bord de la Sanda. (clic )Un coup de cœur. Et zou, sur l'étagère des indispensables.

 

La Fenêtre au Sud, Gydir Eliasson, traduit de l'islandais par Catherine Eyjolfsson, La Peuplade 2020, 161 pages pour un confinement poétique.

L'avis d'Aifelle: clic

11/11/2020

à cinq ans, je suis devenue terre à terre

"à l'horizon rectiligne d'une conversation sans but, il arrive parfois qu'un mot fasse éclater la bulle policée du phatique."

Quelle bonne idée de demander à la chanteuse, autrice, compositrice, pianiste Jeanne Cherhal que d'écrire à propos des mots !
Reine des métaphores, elle les personnifie aussi et les célèbre parfois de manière synesthésique,  associant un goût à leur sonorité, ce qui nous vaut ainsi un petit délice  à l'entrée "Yoga", mot fort usité en ce moment: "Lacté, légèrement sucré, frais sans être glacé, mélange subtil et doux de confiture de rose et de colle Cléopâtre, yoga a le goût du zen. Non seulement, il n'agresse pas, mais mieux, il repose. Il recouvre le palais d'un édredon léger et invite à la contemplation." L’article se termine néanmoins sur une note plus malicieuse et prosaïque !jeanne cherhal
Car oui, de l'humour il y en a et de sacrés personnages aussi car Jeanne Cherhal nous dévoile un peu de sa famille, de son enfance, de sa jeunesse au fil des entrées. La tonalité se fait parfois plus sombre pour évoquer de manière délicate son père disparu ou  le récit d'une amitié toxique illustrant le mot "Vampiriser".
"Sexy", "Féministe", "Sorcière" l’artiste multifacettes nous glisse aussi quelques conseils littéraires et une astuce pour se débarrasser de la lettre W au Scrabble. Ses textes sont de purs délices et certains confinent à la perfection, tel "Procrastiner ou "Cercle". Vite ,précipitez-vous sur ce recueil !

Points seuil 2020

 

03/11/2020

Trois chemins vers la mer

"Elle s'était imaginé la vie comme un élastique, sur lequel il suffisait de tirer pour allonger le temps et faire durer les bons moments . Et voilà qu'elle était arrivée à un point où il était soudain trop tard pour beaucoup de choses. Les portes claquaient autour d'elle à la vitesse grand V."

"Le corps", "L’État", l'exil", tels sont les titres  récurrents des chapitres qui viennent rythmer ces Trois chemins vers la mer.
Trois récit d’itinéraires féminins marqués par la perte mais non le renoncement, dont on perçoit très vite comment ils vont s'agencer avec beaucoup de douceur et de retenue, même s'ils évoquent des faits très douloureux, voire violents.brit bildoen,hélène hervieux
Il y a cette femme qui tente d'oublier son passé dans une réserve ornithologique où elle bague des oiseaux, fait de longues promenades avec sa chienne, traduit un texte de Dany Laferrière (sur l'exil) et n'entretient que très peu de relations sociales. Cette autre qui échange des courriers avec une administration bornée qui lui refuse le droit à l’adoption.  Cette dernière qui traîne une valise contenant un chat mort...
Le corps féminin, les langages dont nous usons ou que nous subissons,  mais aussi la nature sont au cœur de ce roman très court, 180 pages, qui exerce une réelle fascination sur le lecteur. Nous entrons au plus profond de l'âme humaine ,mais avec poésie, retenue et une sensualité diffuse. Tout est dans le presque rien, mais d'une manière efficace et pérenne. Un énorme coup de cœur ! Et zou, sur l'étagère des indispensables.

 

Traduit du norvégien par Hélène Hervieux, Delcourt 2020

24/10/2020

Les Lionnes

"...le fait que je n'ai pas vraiment l'intention de m'approcher d'un couguar aujourd'hui de toute façon si je peux l’éviter, peut être demain..."

Les Lionnes, c'est d'abord un pavé impressionnant qui se dissimule derrière la porte d'un frigo jaune pétard, 1108 pages d'un flux quasi continu de pensées qui s'entrelacent, celle d'une femelle cougar et celle d'une femme, mère au foyer qui passe l'essentiel de son temps dans sa cuisine à préparer des gâteaux qu'elle vend à des restaurants.lucy ellmann,claro
Timide, pusillanime, ayant tendance à se rabaisser (elle a pourtant enseigné à l'université), cette mère de quatre enfants ne s'est pas remise du décès de sa mère, a survécu à un cancer (elle l'évoque très peu), à un premier mariage , a réussi à élever seule sa première fille , avant que de retrouver l'amour avec Léo. Tout cela nous l'apprenons au fil des pages dans de très longues phrases qui épousent les mouvements de sa pensée,   procédant par associations mentales ou sonores (allitérations, assonances),  pensée qui digresse et ressasse, pensée non dénuée d'humour.
La femelle couguar et ses petits, la narratrice et ses enfants ,évoluent dans des mondes contigus mais baignés de violence. Comment trouver normal que les armes soient partout à disposition, que cette violence s'exerce principalement sur les Noirs ,les femmes, que même les enfants ne soient pas en sécurité à l'école ou chez eux ?
Les chemins de ces deux mères, aux objectifs quasi identiques,  se croiseront fugitivement, mais tout l’art de Lucy Ellmann est de savoir faire monter la tension quand le lecteur, même s'il est hypnotisé par ce flot continu, commence parfois à perdre pied, à balancer, au détour d'une phrase, une révélation qui remet en perspective tout ce que nous avions lu auparavant et de susciter une émotion intense dans la toute dernière partie du roman.
Un livre magnifique et puissant qui fait paraître bien lisses et proprets nombre de fictions.
aussi l'époustouflante traduction de Claro.

Et zou, sur l'étagère des indispensables.

 

05/10/2020

Ma sombre Vanessa

"Ce n'est rien. C'est normal. Toutes les femmes intéressantes ont eu des amants plus âgés qu'elles dans leur jeunesse. C'est un rite de passage. A l'entrée, vous êtes une fille, et à la sortie, vous n'êtes pas tout à fait une femme, mais vous en en rapprochez.Vous êtes une fille plus consciente d'elle-même et de son pouvoir."

Vanessa, en 2017, est rattrapée par son passé via la déferlante MeeToo. Contactée par une journaliste et par une élève abusée par le professeur Strane, la jeune femme refuse pourtant de se considérer comme victime d'un prédateur qui aurait abusé de son autorité sur l'adolescente qu'elle était dix-sept ans plus tôt.
Non, elle considère la relation qui a commencé quand elle avait quinze ans comme une exceptionnelle histoire d'amour entre deux être très sombres et au mieux, reconnait-elle que Strane est éphébophile, mais en aucun cas pédophile.kate elizabeth russell
Elle n'a pas perdu le lien avec cet homme qui l'a valorisée, qui a su amadouer  cette étudiante douée à coups de lectures orientées ( Nabokov, bien évidemment), mais qui s'est aussi montré lâche et manipulateur.
Alternant les époques, Kate Elizabeth Russell fouille avec une précision chirurgicale les rouages faussés de cette relation et nous donne à voir le déni dans lequel se débat Vanessa , dont la vie ne correspond en rien à ce qu'elle aurait pu en attendre.
Les rebondissements se succèdent , sans jamais rien d'artificiel, les multiples facettes, souvent contradictoires de l'héroïne se donnent à voir et l'on est fasciné par une telle maitrise dans l'écriture et la construction de ce premier roman.  à lire absolument.

Traduit de l'anglais par Caroline Bouet, Les Escales 2020, 442 pages constellées de marque-pages.

29/09/2020

Les gestes du jardin

"bordurer rabibocher
les mains réparent des bouts de terre
                                                     et de végétaux
sans autre outil que l'idée
qui redonne vie à ce qui s'étiole"

Sans ponctuation, sans majuscules, comme un fragment de discours entamé avant et qui se poursuivra plus tard, le texte d'Amandine Marembert raconte Les gestes du jardin. Car le jardin n'a pas de fin et se poursuit à travers les générations ,à travers les gestes transmis, à travers les plantes "de mes grands-parents, de mes parents, divisées pour renaître" mais aussi dans la cohabitation des âges de la vie:
"piochons ensemble
la petite fille que j'étais à huit ans
dans les rangs du jardin
ma petite fille de dix ans
et moi devenue mère"
Elle souligne les différences ténues entre l'enfance et le présent, s'attache aux sensations, aux gestes qui "s'additionnent sans jamais se retrancher", aux matières, aux plantes, aux "mots tus", à tout ce qui fait la structure, l’épaisseur indicible du jardin et qui est aussi souligné par les illustrations douces et poétiques de Valérie Linder.amandine marembert,valérie linder

Et le poème de se terminer sur une promesse: celles des graines mises en sachets par des petites mains pour le printemps prochain.

Un magnifique objet-livre qui file sur l'étagère des indispensables.

 

Une grand merci aux Éditions Esperluette qui font un travail formidable et à Babelio.

24/09/2020

Les impatients...en poche

"Une voix enthousiaste généreuse en qualificatifs dit ce qu'on voit: une femme de tête, femme d'intérieur, femme d’affaires, femme de chiffres, femme d'avenir, femme de pouvoir, femme de terrain, femme de goût. C'est fou  tout ce qu’une femme doit être pour qu'on en parle, s'étonne à cinquante kilomètres la Reine Mère assistant à la pimodiffusion, c'est moi ou on n'avance pas ? "

A trente-deux ans, Reine entame sa deuxième vie. Après avoir suivi jusqu'à présent un parcours sans faute où,  passant par une école de commerce, elle a jeté son dévolu sur un de ses professeurs, devenu un compagnon  avisé mais vaguement ennuyeux, la jeune femme choisit de délaisser le salariat et de devenir entrepreneuse.maria pourchet
Qu'elle ait rencontré Marin, spécialiste des algues n'y est pas pour rien, mais le jeune homme ne sera pas de l'aventure: le voilà voguant vers l'Antarctique dans la cadre d'une mission professionnelle.
Pas grave, Reine qui vit à 200 pour cent, on découvrira vers la fin du roman pourquoi, aura à ses côtés son meilleur ami, Étienne. Issu de le la classe ouvrière, le trentenaire rêve de devenir calife à la place du calife, comprendre : remplacer le PDG increvable de sa boîte.
Le roman de 188 pages file à toute allure, comme ses personnages, décortiquant au passage avec acuité les rouages d'un monde qui se donne l’illusion d'être sans cesse en réinvention, mais qui reste néanmoins très codé.
Combinant avec tendresse et humour, la romance et la sociologie, Les Impatients est un roman à la fois drôle et caustique qui demande une seconde lecture afin de mieux le savourer.
La narration englobant avec le "on" ou le "vous" le lecteur, le prenant souvent à témoin, fonctionne parfaitement mais nous laisse un peu frustrés: on en reprendrait bien encore un peu (beaucoup).
Gallimard 2019

Et zou sur l'étagère des indispensables !