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04/04/2016
L'analphabète
"Comment lui expliquer, sans le vexer, et avec le peu de mots que je connais en français, que son beau pays n'est qu'un désert pour nous, les réfugiés, un désert qu'il nous faut traverser pour arriver à ce qu'on appelle "l'intégration", "l'assimilation". à ce moment-là, je ne sais pas encore que certains n'y arriveront jamais."
Clairement désigné comme "récit autobiographique", L'analphabète est un pur chef d’œuvre, tant du point de vue stylistique que du contenu.
En 55 pages et 11 chapitres, Agota Kristof, poussant l'art de l'épure et de l'ellipse à l'extrême, nous retrace sa vie, de sa Hongrie natale à la Suisse où son mari, ses enfants et elle se sont réfugiés; son passage à l'écriture enfin, dans une langue qui n'est pas la sienne et qui la fait se définir comme "analphabète".
Ce rapport à l'écriture et à la langue force l'admiration car Agota Kristof, qui ,en Suisse ,travaille 10 heures de rang à la chaîne, ne se plaint pas mais constate simplement que "Pour écrire des poèmes, l'usine est très bien. Le travail est monotone, on peut penser à autre chose, et les machines ont un rythme régulier qui scande les vers. Dans mon tiroir, j'ai une feuille de papier et un crayon. Quand le poème prend forme, je le note. Le soir, je mets tout cela au propre dans un cahier."
Cela faisait longtemps que je n'avais pas lu un texte d'Agota Kristof. Je me souviens du choc de Le grand cahier et des romans qui avaient suivi , tant son écriture apparemment sans affect, souvent qualifiée de "blanche",contrastait avec les faits décrits, souvent d'une grande violence.
Publié en 2004, ce récit trouve une résonance particulière avec l'actualité car Agota Kristof, se vit comme une personne déplacée et, malgré l'accueil chaleureux reçu à l'époque en Suisse ne peut que constater : "Quelle aurait été ma vie si je n'avais pas quitté mon pays ? Plus dure, plus pauvre, je pense, mais aussi moins solitaire, moins déchirée, heureuse peut être.
Ce dont je suis sûre, c'est que j'aurais écrit, n'importe où, dans n’importe quelle langue."
Pour ne pas oublier que tout "déplacement", même nécessaire, est une souffrance.
Et zou, sur l'étagère des indispensables !
L'analphabète, Agota Kristof, Éditions Zoé 2004.
Le billet du blog du Petit carré jaune qui avait réveillé mon envie de lire ce texte !
06:00 Publié dans Récit | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : agota kristof
02/04/2016
Mémoire de fille
"Ce récit serait donc celui d'une traversée périlleuse, jusqu'au port de l'écriture. Et, en définitive, la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n'est pas ce qui arrive, c'est ce qu'on fait de ce qui arrive. Tout cela relève de croyances rassurantes, vouées à s'enkyster de plus en plus profondément en soi, au fil de l'âge mais dont la vérité est, au fond ,impossible à établir."
Récit dont Annie Ernaux s'aperçoit a posteriori qu'il est "contenu entre deux bornes temporelles liées à la nourriture et au sang, les bornes du corps.", récit longuement différé tant a été violente la honte ressentie en cet été 58 , l' épisode évoqué de manière elliptique dans d'autres textes , Mémoire de fille le raconte et comble ce vide.
Il s'agit de sa première nuit avec un homme, H., dont elle s'entichera, qui la rejettera,entraînant aussi les sarcasmes violents des autres moniteurs de la colonie où Annie Ernaux- alors Duchesne - fait l'expérience de ce qu'elle croit être la liberté.
Cette violence physique qui lui est faite, cette violence verbale aussi, elle est,en 1958, dans l'incapacité d'en prendre conscience et la retournera contre elle, essayant de se rapprocher le plus possible, tant physiquement que socialement, de la jeune institutrice blonde que lui a momentanément préféré H.
Cet épisode, elle a voulu à toutes forces l'oublier, mais ce n'est que deux ans plus tard, grâce à la lecture de Simone de Beauvoir qu'elle pourra mettre des mots sur ce qui lui est arrivé.
Ne possédant pas les codes sociaux, voulant à tout prix masquer son inexpérience, Annie Duchesne accumule les erreurs pour un comportement féminin qui, dix ans plus tard, deviendra acceptable, voire normal.
Se basant sur ses lettres, sur des photos, Annie Ernaux remonte le temps et interroge l'acte d'écrire : "Mais à quoi bon écrire si ce n'est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d'une idée préconçue ni d'une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du temps et qui puisse aider à comprendre -à supporter-ce qui arrive et ce qu'on fait."
Le travail de mémoire est mené avec acuité et sans complaisance, Annie Ernaux se désignant comme "la fille de 58", "cette fille", "Elle" dans un distanciation nécessitée par les décennies qui se sont écoulées. Mémoire de fille est un récit nécessaire où se lit l'inscription du corps féminin dans une réalité sociale et historique, ainsi que le destin d'une jeune femme qui semblait tracé d'avance. Un texte sans concessions, qui marque profondément son lecteur.
Et zou sur l'étagère des indispensables !
Mémoire de fille, Annie Ernaux Gallimard 2016. 151 pages bruissantes de marque-pages!
10:40 Publié dans Récit | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : annie ernaux
01/04/2016
La carapace de la tortue...en poche
Disgracieuse, maladroite, Clotilde a vite compris qu'elle désespérait sa famille et l'a quittée très jeune. Quand elle revient habiter chez sa tante, surnommée la Vilaine, c'est pour reconquérir son estime de soi, fort mise à mal par son obésité et les agressions qu'elle suscite.
C'est grâce à l'art et à l'aide de certains des habitants de cet immeuble bordelais que Clotilde va commencer à s'épanouir.
J'ai passé un bon moment avec ce microcosme bordelais mais certains tics de style (phrases nominales courtes, voire très courtes), un peu trop de joliesse dans l'écriture, utilisation des italiques durant tout le journal intime de Clotilde (G. Delacourt est sûrement à l'origine de cette allergie !), manque d'une charpente narrative un peu plus solide ont fait que je n'ai pas été aussi enthousiaste que Laure.
Comme elle, j'ai pourtant apprécié que l'auteure ne cède pas à la facilité dans l'épilogue. Un premier roman prometteur et un joli moment de lecture .
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans français | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : marie-laure hubert nasser